Le rugissement des souris – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Bon nombre de petites entreprises réalisent de gros chiffres, notamment les prestataires d’Apple et d’autres géants de l’informatique.

La Souris qui rugissait, tel est le titre d’une comédie satirique réalisée en 1959, avec Peter Sellers dans le rôle principal. Le film fait référence aux craintes de guerre nucléaire dans les années 1950. Son titre me rappelle l’évolution actuelle des taux d’intérêt et les inquiétudes de nombreux investisseurs, lesquels prennent désespérément chaque couinement de souris pour le rugissement d’un lion: nous analysons comment les rendements des marchés des capitaux mondiaux se rétrécissent en quelque sorte à la taille d’une souris. Au Japon par exemple, les emprunts affichant un rendement à l’échéance inférieur à 1% font désormais office de titres à haut rendement. Nous étudions les causes de ce phénomène et exposons ses implications pour les investisseurs. Enfin, nous observons que bon nombre de petites entreprises réalisent de gros chiffres, notamment les prestataires d’Apple et d’autres géants de l’informatique.

Lorsqu’un couinement fait l’effet d’un rugissement

En février, j’ai fait référence à la pièce de théâtre intitulée «En attendant Godot» pour illustrer le fait qu’une hausse des taux d’intérêt va se laisser désirer plus longtemps que les investisseurs ne le pensent. Bon nombre d’entre eux m’avaient demandé à l’époque s’il était possible qu’après dix ans d’assouplissement monétaire, la réduction envisagée des bilans des banques centrales aux États-Unis et en Europe puisse rapidement induire un rétrécissement de la masse monétaire et un relèvement des taux d’intérêt. Ils prenaient leurs désirs pour des réalités. Mais je dois régulièrement rappeler que les attentes de la plupart des investisseurs à l’égard des marchés ont bien souvent très peu de chances de se concrétiser. Ou, pour citer librement Wilhelm Busch: «C’est précisément ce que l’on convoite le plus que l’on obtient le moins en général». Depuis plusieurs années, la plupart des investisseurs espèrent une hausse des rendements obligataires, mais il faudra probablement qu’ils l’attendent quelques années de plus.

En 2019 également, les rendements de la majorité des emprunts reculent une nouvelle fois. Il en va ainsi pratiquement chaque année depuis quelques décennies. Observons seulement les 25 dernières années. Les taux d’intérêt actuels semblent petits comme des souris par rapport à leurs niveaux antérieurs (graphique 1). Et aujourd’hui comme hier, il n’y a aucune raison sérieuse d’attendre un revirement de tendance.

Pourtant, rien n’échappe aujourd’hui aux investisseurs hypersensibles, notamment aux investisseurs institutionnels, qui ont aiguisé tous leurs sens après le recul des taux d’intérêt enregistré ces dernières années. Lorsque les émetteurs d’emprunts les courtisent, le plus petit couinement fait l’effet d’un rugissement de lion. Tout rendement, aussi infime soit-il, est recherché. Même les emprunts en francs suisses au rendement négatif, tels que ceux de la société russe de chemins de fer «Russian Railways» pour ne citer que cet exemple, trouvent preneur en Suisse avec un rendement à l’échéance de -0,03%. Au Japon, des obligations qualifiées désormais comme étant à «haut rendement» (c’est-à-dire des obligations pourries) se vendent alors qu’elles rapportent moins de 1%. Le couinement de souris est devenu la nouvelle norme sur les marchés des capitaux mondiaux.

Regardons brièvement l’évolution de ces derniers. Ce qui est déjà la normalité en Suisse depuis plusieurs années devient à présent une réalité également dans un nombre croissant de pays. Alors que l’Allemagne et le Japon connaissent des taux négatifs depuis longtemps déjà, ceux-ci ont fait leur apparition dans toute l’Europe du nord. À présent, des emprunts d’État d’une valeur totale de plus de 13'000 milliards de francs dégagent des rendements négatifs à travers le monde, ce qui correspond à plus du double des chiffres enregistrés en octobre 2018 (graphique 2).

Des emprunts d’État d’une valeur totale de 13'000 milliards de francs dégagent des rendements négatifs

Rendements de souris également dans le cas des obligations d’entreprise

Les obligations d’entreprise emboîtent le pas aux emprunts d’État. 24% de celles notées «investment grade», soit près d’un quart d’entre elles, produisent des rendements négatifs (graphique 3).

Quelles sont les causes de cette évolution sous-estimée par un grand nombre d’investisseurs?

Voici brièvement trois observations d’ordre structurel à l’échelle mondiale:

1. Évolution démographique

En Suisse, le nombre d’emprunts d’État est très nettement insuffisant au regard de la demande, en particulier de celle émanant des institutions de prévoyance. D’où vient cette soif de rendement? En dehors de la croissance économique, elle s’explique par un facteur souvent sous-estimé, à savoir une longévité élevée. Il y a deux générations de cela, l’espérance de vie moyenne était de 71 ans en Suisse. L’âge de la retraite étant fixé à 65 ans, la durée théorique de paiement des rentes était donc de six ans. Aujourd’hui, l’espérance de vie s’étant allongée à 83 ans, la période théorique de versement des pensions a triplé, passant de six à dix-huit ans. D’où l’augmentation de la demande d’obligations souveraines génératrices de rendement. Cette tendance s’observe dans presque toutes les économies développées - l’UE, aux États-Unis, au Japon. La plupart des gens vivent plus longtemps et ont moins d’enfants, deux facteurs qui font augmenter la demande d’emprunts d’État plus rapidement que l’offre. Rien d’étonnant donc à ce que les titres souverains helvétiques dégagent des rendements négatifs.

2. Inflation faible ou nulle

S’agissant des causes de l’inflation, les méprises sont nombreuses, la plus fréquente consistant peut-être à imputer le renchérissement à une politique monétaire souple. Comme dans le cas de toutes les méprises, ce n’est pas parce qu’elle est répétée qu’elle en est plus exacte. Les fluctuations de l’inflation ressemblent davantage à des pas de souris qu’au «géant endormi» souvent évoqué. En effet, il est très difficile d’envisager son retour car, dans les pays où 1) il n’y a globalement aucune pénurie de biens et où 2) une concurrence transparente freine fortement les éventuelles hausses de prix, le renchérissement se limite généralement aux secteurs protégés contre la concurrence tarifaire, comme ceux de la santé et de l’agriculture. Une chose est donc évidente: lorsque le bien-être et la concurrence mettent fin à l’inflation, les conséquences en sont des rendements durablement faibles sur le marché des capitaux, un phénomène qui va perdurer. Seul l’espoir est le dernier à mourir. Ce constat s’impose également à de nombreux investisseurs qui misent sur une élévation des rendements et de l’inflation.

3. Traumatisme causé par la crise financière

La grande crise financière, pendant laquelle le S&P 500 a perdu 56,8% au total entre le 9 octobre 2007 et le 9 mars 2009, ne peut pas être assimilée à une «crise normale». Le qualificatif d’événement du siècle est plus approprié, et il constitue un traumatisme qui affecte encore les investisseurs. Sera-t-il enfin surmonté lorsque le nombre de jeunes acteurs dépassera celui des anciens sur les marchés? Qui sait? Une chose en revanche est certaine: la plupart des caisses de pension, en dépit des «rendements de souris», possèdent encore davantage d’obligations et d’immobilier qu’avant la crise. J’entends régulièrement la même justification à cet égard: «Et si la crise financière de 2008 venait à se répéter?». Chaque crise a pourtant sa propre dramaturgie. La prochaine ne ressemblera pas à la précédente. Et sa probabilité augmentera si personne n’y croit. Mais nous sommes loin d’un tel niveau de confiance. Et le temps guérit bien des blessures.

Beaucoup de petits font de gros profits

Régulièrement, des investisseurs me disent que la géopolitique actuelle n’incite guère à l’optimisme. C’est bien possible. Mais ils investissent dans les entreprises, pas dans la politique. Or on compte des centaines de millions de sociétés à travers le monde. La plupart d’entre elles sont de petite taille et font tout pour payer les salaires et les factures en fin de mois et pour réaliser un bénéfice. Leur créativité exerce un impact sur de nombreux aspects du développement social. Elles donnent donc une bonne raison d’investir dans l’avenir.

Il est reproché aux grandes entreprises, notamment aux géants de l’informatique tels que les FANG (Facebook, Apple, Netflix, Google), d’exploiter leur pouvoir de marché pour évincer les autres sociétés. Ce danger est indéniable. Mais ces géants préparent également le terrain pour un biotope d’entreprises très diverses qui peuvent prospérer dans leur sillage. Apple, par exemple, voit ses chiffres d’affaires grossir depuis dix ans grâce à son App Store. Il semblerait qu’elle en conserve 30% et que le reste soit réparti entre les nombreuses sociétés de développement d’applications généralement non cotées. C’est ainsi que ces prestataires auraient réalisé plus de 120 milliards de francs depuis 2008 (graphique 4). Ce rapport symbiotique entre grandes et petites entreprises offre un tableau très différent des monopoles traditionnels du siècle dernier.

Enfin, il est intéressant de relever les domaines dans lesquels l’App Store d’Apple fait le plus de chiffre. Les jeux, les utilisations commerciales, la formation, le lifestyle et la santé viennent en tête, sachant que ce sont les applications concernant cette dernière qui affichent les plus forts taux de croissance. S’il y a bien une leçon que nous pouvons tirer du passé, c’est que la numérisation de ces secteurs va probablement progresser plus vite ces prochaines années que nous ne pouvons l’imaginer actuellement. Demandez à vos enfants ce qu’ils en pensent.

Quelles implications pour les investisseurs?

Nous distinguons quatre implications principales pour les investisseurs:

Premièrement: les investisseurs traumatisés ou leurs successeurs vont se tourner à nouveau vers les marchés boursiers à mesure que le temps guérit leurs blessures. Soit ils y seront contraints en raison de la pénurie de rendements, soit ils y seront attirés par le changement global. C’est pourquoi nous conservons notre pondération stratégique des actions et poursuivons nos placements thématiques.

Deuxièmement: tout investisseur qui espère une hausse des rendements sur les marchés des capitaux continue «d’attendre Godot». Tant que le bien-être et la concurrence assureront une grande longévité et une inflation faible, un revirement de tendance sera peu probable en matière de taux d’intérêt. Même l’augmentation de l’endettement public ou le conflit commercial n’apporteront pas de changement majeur à cet état de fait. C’est une raison supplémentaire pour laquelle nous recommandons d’aligner la pondération des obligations sur notre indice de référence stratégique. C’est également pourquoi nous avons une préférence pour les emprunts des pays émergents en monnaie forte.

Troisièmement: le niveau bas persistant des taux d’intérêt a des retombées positives sur l’immobilier, les secteurs à forte intensité capitalistique tels que l’énergie, et sur le Supertrend «Infrastructure» dans son ensemble.

Quatrièmement: la récente chute des rendements en dollars américains n’annonce pas une récession, mais illustre plutôt la lapalissade selon laquelle tout est imbriqué sur les marchés des capitaux. Ce sont les taux négatifs en Allemagne, au Japon et en Suisse qui, comme des aimants, attirent les taux américains vers le bas. En outre, ceux-ci se replient parce que les investisseurs s’attendent à ce que la Réserve fédérale abaisse ses taux directeurs lors de sa prochaine réunion (au lieu de les relever).

La chute des taux américains rappelle presque l’image du pêcheur de la ballade de Goethe, lequel est attiré dans les profondeurs de l’eau par une amante imaginaire:

«Son coeur se remplit de désir
comme au salut d’une amante.
Elle chante, elle lui parle;
elle l’attire, il cède.
C’en est fait pour toujours,
il a disparu.»

Source: Ballades et chants populaires de l’Allemagne, traduction nouvelle par Sébastien Albin, Éd. de la Bibliothèque d’Élite, Paris, 1841

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