Jalons importants – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Pose de jalons en Suisse, décision d’orientation en Europe et mouvements tectoniques dans le monde entier.

L’émergence d’un nouvel ordre mondial ressemble à un long fleuve qui coule de manière tantôt tranquille, tantôt rapide, tantôt tumultueuse. Actuellement, les eaux semblent très agitées. Les conflits commerciaux et géopolitiques s’intensifient, les développements technologiques et sociaux changent la face du globe. Parallèlement, des jalons sont posés, avec entre autres les deux plus grandes élections du monde organisées en ce mois de mai: 900 millions de personnes se rendront aux urnes en Inde, et 450 millions de citoyens de l’Union européenne seront appelés à élire un nouveau parlement. En Suisse également, le peuple souverain posera des jalons déterminants ce dimanche, notamment en ce qui concerne les relations avec l’OCDE et le marché intérieur de l’UE. La présente communication expose aux investisseurs comment réagir à ces évolutions.

1. Pose de jalons en Suisse

La plus importante votation politico-économique que la Suisse ait connue depuis longtemps se tiendra ce dimanche: le peuple souverain devra se prononcer sur les propositions de compromis concernant la réforme de l’imposition des sociétés et le financement de l’AVS, un double paquet législatif controversé. Les médias qualifient souvent celui-ci de «marchandage», car il associe deux domaines qui n’ont a priori rien en commun. Selon les sondages d’opinion, il y a pourtant de fortes chances pour que le «oui» l’emporte, un résultat que devraient saluer les investisseurs. 

En effet, un nouveau rejet de la réforme de l’imposition des entreprises exigée par l’OCDE depuis sept ans nuirait à l’économie helvétique. Si c’était le cas, il y aurait fort à parier que la Suisse se retrouverait immédiatement sur la liste noire des pays considérés comme des «paradis fiscaux» par cette organisation, ce qui l’affecterait probablement beaucoup plus qu’un conflit commercial ou une récession, et ce à trois titres: premièrement, les entreprises helvétiques ayant des activités dans des États membres de l’OCDE perdraient tous les avantages fiscaux dont elles y bénéficient, car les sociétés de paradis fiscaux ne peuvent pas prétendre à des déductions d’impôts. Deuxièmement, elles devraient se soumettre à de laborieuses vérifications fiscales spécifiques à chaque pays de l’OCDE. Troisièmement, elles ne pourraient plus participer à des appels d’offres internationaux dans les États membres de cette organisation. Comme nous le voyons, le scrutin de dimanche sur la réforme de l’imposition des sociétés posera un jalon important pour le site économique suisse.

Le fait que cette votation ne concerne pas seulement les investisseurs mais l’ensemble de l’économie helvétique est confirmé par une étude scientifique particulièrement intéressante sur les avantages économiques du marché intérieur de l’UE, laquelle a été récemment publiée par la Fondation Bertelsmann1. Ce document révèle que le marché intérieur est le principal «moteur de la prospérité» en Europe et que la Suisse en profite le plus puisqu’il y accroît le revenu moyen par habitant de quelque 3320 francs par an (2914 euros). Le Luxembourg arrive en deuxième position (2834 euros), suivi par l’Irlande (1894 euros) et les pays scandinaves (illustration 1).

Selon les auteurs, cette position de tête occupée par la Suisse, le Luxembourg et l’Irlande s’explique par «leur haut niveau de productivité en conjonction avec un nombre d’habitants faible et un degré élevé d’ouverture». De manière générale, les pays fortement axés sur les exportations et dotés d’une industrie solide font partie des gagnants. Certes, les citoyens helvétiques ne profitent pas tous dans la même mesure du marché intérieur européen mais, d’après les estimations de la Banque nationale suisse (citée par Avenir Suisse), ils sont quand même un million de travailleurs à en tirer avantage2. Le bilan est également positif si on analyse ce marché sur le plan régional et non national, étant donné que sept régions européennes sur les dix qui en profitent le plus se trouvent en Suisse, Zurich se profilant en tête avec une augmentation du revenu par habitant de 4100 francs (3592 euros) et le Tessin arrivant en deuxième position avec 3700 francs par habitant (3238 euros).

Conséquences pour les investisseurs

En résumé, tous profitent du marché intérieur de l’UE, même si ce n’est pas de manière uniforme. C’est pourquoi la votation du 19 mai posera un jalon d’une grande importance pour le site suisse, à la fois pour sa devise, pour son économie et pour ses investisseurs.

2. Décision d’orientation en Europe

Les élections parlementaires qui se tiendront du 23 au 26 mai prochains vont poser elles aussi un jalon important pour le projet européen, un jalon que l’on pourrait qualifier sans exagération de décision d’orientation. Cela dit, le taux de participation des électeurs pourrait être très faible, et il semble possible que les vainqueurs du scrutin soient avant tout des partis se situant de part et d’autre du centre politique traditionnel. En effet, la formule fédératrice de l’Europe n’a plus rien de comparable avec celle qui prévalait au début. On peut même se demander s’il existe encore un fil directeur capable de coaliser les États membres.  

Dans son célèbre discours prononcé à l’Université de Zurich en 1946, Winston Churchill avait prôné l’unité européenne par l’injonction «Let Europe arise!» (en avant l’Europe!). Ses propos avaient galvanisé une Europe meurtrie et traumatisée, qui aspirait au plus vite au retour de la paix et de l’ordre après deux guerres dévastatrices. En 1951, six pays ont créé la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA): la France, l’Italie, l’Allemagne et les trois États du Benelux (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg). Cette coopération, précurseur de l’Union européenne, prenait ses racines dans les tragiques expériences et leçons tirées des deux guerres, dans le désir de reconstruction ainsi que dans l’espoir placé dans les valeurs fondamentales des Lumières: démocratie, transparence et droits humains universels. Aujourd’hui, trois générations plus tard, et dans une Union européenne composée désormais de 28 pays, cette formule fédératrice semble s’estomper de plus en plus à la veille des élections parlementaires.

En effet, le projet de paix initial s’est transformé en un fossé social à plusieurs égards: l’importance croissante des transmissions de fonds a créé des conflits de répartition, lesquels étaient prévisibles. Beaucoup peinent désormais à établir une délimitation claire entre, d’une part, les responsabilités politiques et la légitimité démocratique du Parlement européen (qu’ils contestent même parfois) et, d’autre part, les compétences des parlements nationaux et régionaux. Par ailleurs, le degré d’acceptation de l’euro a chuté à son niveau le plus bas depuis l’introduction de la monnaie unique en 2002. Enfin, les nombreuses normes européennes, que ce soit dans l’industrie, l’agriculture, l’environnement, la protection des animaux, l’approvisionnement en énergie, l’itinérance et la sécurité des données, mais surtout la politique migratoire sont souvent remises en question par les eurosceptiques. Judicieusement sélectionnées par les médias, les directives de l’UE sont des cibles privilégiées: déformées par le prisme populiste, elles véhiculent l’image d’une machinerie de réglementation despotique qui fait de l’UE un monstre technocrate. L’exemple type régulièrement cité à cet égard est la norme UE  n° 2257/94 concernant la courbure des bananes3

Conséquences pour les investisseurs

Les investisseurs devraient surveiller de près les élections parlementaires européennes pour les trois raisons suivantes:

  1. Au cours de la prochaine législature, l’UE tentera de se redéfinir. Il ne s’agira pas moins que de trouver une formule fédératrice pour restructurer les processus démocratiques ainsi que les compétences institutionnelles et fixer des priorités communes (une tâche herculéenne), dont le succès ou l’échec exercera une influence durable sur les primes de risque des placements européens.
  2. Une polarisation de l’UE pourrait bien perpétuer l’orientation monétaire actuelle, car les différences de politique budgétaire et économique entre d’importants États membres ainsi qu’une baisse de leur compétitivité ne permettraient pas de poursuivre à moyen terme autre chose qu’une stratégie de taux directeurs bas et de financements publics indirects. L’évolution future du cours de l’euro servira de baromètre à cet égard.
  3. La question de savoir si l’Union européenne gagnera ou perdra de l’importance politique dans le monde dépend en premier lieu de sa capacité économique. Si son poids politique augmente, l’excédent de ses comptes courants devrait faire de même. Reste à savoir si les investisseurs miseront plutôt sur ses exportations ou sur ses biens intérieurs. La réponse dépendra elle aussi des élections parlementaires.
3. Mouvements tectoniques dans le monde entier

L’émergence d’un nouvel ordre mondial ressemble à un long fleuve, dont les eaux sont tantôt tranquilles, tantôt rapides et tantôt tumultueuses, mais elles ne cessent de couler, sans retour possible. Les nouvelles technologies changent notre vie, elles révolutionnent notre travail, nos services de santé et la sécurité. Bon nombre d’entre elles progressent à petits pas. D’autres en revanche, comme les smartphones, les services de streaming ou les réseaux sociaux, se développent en un temps record, pratiquement du jour au lendemain. De nouveaux modèles commerciaux remplacent ceux qui disparaissent. Mais où tout cela nous mène-t-il en fin de compte?

  • L’allongement de l’espérance de vie à l’échelle mondiale, le recul des taux de natalité et les faibles rendements du marché des capitaux font envisager des conflits de répartition dans le domaine de la prévoyance vieillesse. 
  • «Chimerica» et la «pax americana» posent les jalons d’un ordre mondial multipolaire. Le nombre des mécontents à propos de la distribution inégale des fruits de la mondialisation ne cesse de croître. Les gouvernements exigent une large part du «gâteau», menacent de poser des barrières commerciales ou de faire cavalier seul.
  • De vastes pans de la société s’inquiètent de l’augmentation de l’empreinte écologique et de ses conséquences pour le climat, l’homme et la nature – aujourd’hui et pour les générations à venir.
  • Dans la guerre commerciale sino-américaine, le point déterminant n’est pas tant le déficit de la balance courante des États-Unis, mais plutôt la rivalité entre les superpuissances.
  • Ce n’est qu’une question de temps avant que l’Inde (où plus de 900 millions d’électeurs se rendront aux urnes d’ici au 19 mai pour la plus grande élection parlementaire libre du monde), le Brésil, l’Indonésie, les Philippines et les pays africains n’exigent une meilleure place dans l’économie mondiale et les institutions internationales. Mais ils se heurteront à la réticence des États qui profitent du statu quo actuel.
  • Les tentatives de prise d’influence dans des pays tels que la Corée du Nord, le Pakistan ou au Moyen-Orient ne sont pas des phénomènes isolés mais reflètent des prétentions d’hégémonie de rivaux à l’échelle internationale. Personne ne peut prédire quels moyens économiques, technologiques, géopolitiques ou même militaires seront employés dans le cadre de ce nouvel ordre mondial.

Conséquences pour les investisseurs

Les évolutions exposées ci-dessus ont elles aussi des répercussions importantes pour les investisseurs:

  1. D’importants jalons sont en train d’être posés. Certains créeront les Supertrends de demain. Les placements thématiques tels que la numérisation du secteur de la santé, l’automatisation, la sécurité ou encore les solutions offertes par les stratégies durables pour contrer le changement climatique seront des réponses incontournables à ces tendances.
  2. «Quand deux éléphants se battent, l’herbe en souffre» dit l’adage africain. La multipolarisation croissante de l’ordre mondial invite les investisseurs à la prudence. En effet, des conflits en Iran ou au Venezuela pourraient exercer une pression économique sur les plus grands importateurs de pétrole, c’est-à-dire la Chine et l’Inde actuellement. Mais comme il est bien connu que «le malheur des uns fait le bonheur des autres», le secteur pétrolier en serait le grand gagnant sur le plan économique.
  3. Quoi qu’il en soit, le monde reste un village sans frontières, car les esprits invoqués par la mondialisation demeureront, même si leurs règles restent controversées. Les investisseurs seront donc contraints d’opérer leurs placements à l’échelle internationale. Voilà pourquoi des mandats de gestion de fortune partielle pourraient être judicieux également pour les clients qui recourent uniquement aux services de conseil.
1 https://www.bertelsmann-stiftung.de/fileadmin/files/BSt/Publikationen/GrauePublikationen/EZ_Study_SingleMarket.pdf 
2 https://www.avenir-suisse.ch/fr/publication/effet-positif-des-bilaterales-sur-lemploi/
3 https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:31994R2257:FR:HTML
 

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