En opposition aux prophètes de malheur – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Les nombreuses prédictions de récession ou de durcissement monétaire ont pris beaucoup d’investisseurs à contre-pied.

Un voyage en Italie permet de réfléchir à la prédiction d’une «japonisation de l’Europe» et à l’évolution des jugements de valeur. Un jeu de réflexion provocateur montre pourquoi vendre des prophéties de malheurs fait gagner plus d’argent que de les observer. Nous avons discuté d’un phénomène similaire à la dernière réunion du Comité de placement du Credit Suisse. Les nombreuses prédictions de récession ou de durcissement monétaire ont pris beaucoup d’investisseurs à contre-pied. Ceux-ci conféreront un potentiel haussier supplémentaire au marché dans la mesure où ils se décideront (timidement) à prendre le train en marche.

1. L’Italie, un sujet de préoccupation?

J’ai passé la fête de Pâques avec ma famille dans le nord de l’Italie, où les difficultés économiques du pays ne transparaissent guère. À Milan, les magasins, les hôtels et les restaurants ne profitent pas seulement du tourisme, mais surtout de la soif de consommation de la population citadine. Le bon fonctionnement des infrastructures, les parcs soignés et les bâtiments publics modernes contredisent l’idée que les gens habitant au nord des Alpes se font souvent de la quatrième économie d’Europe, qui affiche le taux d’endettement le plus élevé. D’après les conversations que j’ai eues avec des chauffeurs de taxi, des commerçants et même Matteo Salvini, le vice-président du gouvernement, lors d’une rencontre inattendue, on a l’impression qu’il règne un climat de confiance, voire même de l’enthousiasme. Le fait que l’État soit fortement endetté ne semble pas être un sujet de préoccupation. Dans les cercles économiques étrangers en revanche, le mot Italie est associé en premier lieu au poids de la dette du pays.

Sombres prévisions

Le Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung / FAS (journal du dimanche de Francfort), que j’ai lu pendant le voyage de retour, faisait état de la «japonisation de l’Europe»1. Thomas Mayer, ancien chef économiste de la Deutsche Bank et chroniqueur du FAS, y écrivait: «Taux «zéro» et faible croissance: l’Europe expérimente aujourd’hui ce que le Japon connaît depuis longtemps. Cela ne présage rien de bon». Il défend l’hypothèse très répandue dans les articles économiques selon laquelle le faible niveau d’inflation et de croissance au Japon constitue un «cercle vicieux économique». Selon lui, un tel cercle vicieux menacerait à présent la zone euro où, comme au Japon, les prix augmentent aussi lentement que la croissance économique, tandis que la dette publique consolidée de l’UEM, qui correspond à 80% de la performance économique, a dépassé le plafond de 60% fixé par le Traité de Maastricht. C’est l’Italie, dont l’endettement atteint déjà 130% de la performance économique officielle, qui semble suivre le plus fidèlement le modèle du Japon, lequel est déjà endetté à hauteur de 240% de sa performance économique. Voilà ce que l’on peut dire des faits ou des tendances comparables. Mais est-ce que tout cela génère pour autant un «cercle vicieux»?

Sociétés polarisées

En Italie comme au Japon, bon nombre de citoyens ont apparemment l’impression que leur pays n’est pas bien compris à l’étranger. Dans la mesure où toute perception est également une réalité, il se pourrait que cette impression – qui n’est naturellement absolument pas représentative – exprime véritablement quelque chose sur l’Italie et, par analogie, sur d’autres pays. Au cours de mon voyage de retour, deux réflexions me sont venues à l’esprit qui revêtent de l’intérêt pour les investisseurs:

  1. Le sentiment d’être «incompris» exerce actuellement un impact sur de nombreuses sociétés et les polarise. C’est également l’une des raisons pour lesquelles l’un de nos Supertrends s’intitule «Sociétés en colère». Il n’y a pas que l’Italie, mais aussi la France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, la Pologne, la Hongrie ou encore la Finlande, pour ne citer que quelque pays de l’UE, qui sont confrontées à de nouvelles idées et promesses populistes.
  2. Il semble donc logique qu’une insatisfaction largement répandue à propos du statu quo en place favorise une polarisation. Mais il serait risqué de prédire que cette polarisation mènera immanquablement au déclin. La fréquente mise en garde des médias à l’encontre de la «japonisation de l’Europe» semble contestable à double titre: d’une part en raison de l’impression véhiculée que le Japon serait un exemple d’échec économique, d’autre part parce que le jugement de valeur à l’égard du cercle vicieux fausse le regard porté sur l’évolution des préférences de la société en matière d’inflation, de dettes et de croissance.
2. Idées fausses très répandues

L’impression selon laquelle le Japon constituerait un échec économique est trompeuse à elle seule. La plupart des Japonais rétorqueraient que ce stéréotype repose sur une mauvaise compréhension des préférences de leur société en matière de politique économique. En effet, les sociétés se comportent souvent comme les individus. Ainsi, à l’instar de nombreuses personnes âgées dont les besoins tendent à baisser en termes de consommation, de croissance ou de volume, il est tout à fait normal que, sur le plan socio-économique, l’expansion perde de son importance politique aux yeux de sociétés vieillissantes comme le Japon ou l’Italie. Pour celles-ci, un faible taux d’inflation, qui garantit la valeur des économies des retraités, revêt davantage d’intérêt qu’une croissance dynamique. Il en va de même pour un endettement public flexible qui finance souvent le creusement des déficits étatiques en matière de prévoyance. Une telle évolution des préférences transparaît par exemple dans une comparaison avec les pays émergents, qui possèdent une population plus jeune, ou avec des générations de «baby-boomers». Il est important que les investisseurs anticipent ces tendances à long terme.

L’opinion normative selon laquelle le taux d’inflation bas du Japon, la faible croissance de celui-ci et l’augmentation de son endettement constituent un «cercle vicieux économique» qu’il faut impérativement briser ne tient pas compte du fait que c’est précisément cette évolution des préférences dans le domaine social et financier qui est principalement à l’origine de la politique monétaire et budgétaire peu conventionnelle du pays. Il serait probablement plus judicieux de considérer le modèle japonais, qui est familièrement qualifié de «modèle attentiste», comme une redistribution entre les générations, car les dettes publiques ne sont généralement rien d’autre que des impôts différés dans le temps. Il est donc d’autant plus intéressant que le modèle nippon de politique financière remporte un succès croissant auprès des jeunes générations sous la désignation de «Modern Monetary Theory» (MMT). Aux États-Unis par exemple, la célèbre professeure d’économie Stephanie Kelton et la non moins célèbre jeune députée au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez plaident en faveur d’une augmentation similaire des dépenses publiques financées grâce à la politique monétaire, une idée qui rencontre un large écho auprès des Millenials en particulier, mais se heurte en revanche à un mélange de contestation, d’indignation et d’écoeurement dans les rangs de l’élite politique et économique, qui a pourtant contribué à tripler l’endettement des États-Unis entre 2004 et aujourd’hui, l’élevant à 110% de la performance économique, et qui pratique ainsi de fait une politique budgétaire apparentée à la MMT, contrairement à ses allégations. Il est donc tout à fait possible que le modèle japonais de politique financière – qu’il soit bien accueilli ou rejeté – fasse des émules en Europe ou outre-Atlantique. C’est là qu’agit la force normative des faits. Ce qui fonctionne depuis plus de trente ans au Japon (augmentation des dettes publiques dans un contexte de taux d’intérêt bas) intéresse d’autres pays. Reste à savoir si ce modèle fonctionnera durablement. À cet égard, le diable se cache dans les détails, comme toujours. Et c’est valable à Tokyo comme à Rome, Berlin ou Washington.

Nous voyons donc que les jugements de valeur sont toujours conditionnés par l’histoire, seuls les biens en soi (propriété, vie, liberté, dettes, inflation) ne changent pas, à la différence de l’importance qui leur est accordée dans une société. Dans les années 1980 par exemple, l’inflation était encore considérée comme un fléau. Mais ce jugement de valeur a changé du tout au tout au fil du temps. Aujourd’hui, la plupart des banques centrales souhaitent que l’inflation s’élève, un souhait qui aurait surpris tout le monde il y a une trentaine d’années, mais qui se justifie à présent, sans grand risque de déclencher une déflation, étant donné la soif d’achat des consommateurs. De même, la monétisation des déficits publics par les banques centrales n’est plus un sujet tabou, même si cette pratique est souvent contestée par l’argument quelque peu rigoriste selon lequel les banques centrales achètent généralement les emprunts souverains de leur propre pays uniquement sur le marché secondaire et non à leur émission.

«Fin de partie»

Des investisseurs inquiets me demandent souvent comment pourrait se dérouler la «Fin de partie» d’une telle évolution. Je propose deux réponses à cette question et un jeu de réflexion. Premièrement, l’histoire s’inscrit dans la continuité et ne connaît donc pas de «Fin de partie». Deuxièmement, la différence entre une réduction de la dette et une augmentation des impôts dans un État qui, à l’instar du Japon ou de l’Italie, est le débiteur de son propre peuple, est relativement faible.

3. Un jeu de réflexion provocateur

Imaginons que la banque centrale du Japon achète un jour tous les emprunts souverains du pays avec l’argent qu’elle crée elle-même et qu’elle les fasse dévaluer dans le même temps. Qu’en serait-il de l’inflation et de la croissance? Difficile à dire. Pourtant, l’un des scénarios pourrait être le suivant: il ne se passerait rien.

Envisageons d’abord les changements hypothétiques en matière de bilan: l’État serait libéré de sa dette, la fortune des ménages privés n’en pâtirait pas puisque les obligations seraient remplacées par des espèces.

Analysons à présent l’impact sur les revenus: le solde budgétaire de l’État s’améliorerait grâce à la remise des intérêts. Le revenu du secteur privé baisserait d’un montant équivalent aux intérêts obligataires manquants.

Que se passerait-il au niveau de l’économie et de l’inflation? Nombreux sont ceux qui répondent d’emblée qu’une telle monétisation causerait automatiquement une «hyperinflation». Mais pourquoi tous les Japonais dépenseraient-ils dès le lendemain l’intégralité de leur argent dans une frénésie de consommation liée à une poussée de fièvre inflationniste si 1) leur revenu se retrouvait diminué, 2) leur fortune restait inchangée et 3) le Japon n’avait pas connu d’inflation depuis plusieurs décennies? Peut-être que le yen dévaluerait mais, d’une part, ce ne serait pas obligatoire et, d’autre part, il s’agirait d’une bénédiction inattendue pour l’économie japonaise axée sur les exportations. En d’autres termes, il serait fort possible que même une monétisation intégrale des dettes publiques du pays n’ait aucun impact sur son économie et son inflation.

Certes, il s’agit là d’une réflexion provocatrice qui exigerait la prise en compte de davantage de paramètres qu’il n’est possible d’en analyser ici. Néanmoins, une chose est certaine: les prophéties de malheurs dans les médias ont toujours permis de gagner plus d’argent qu’en bourse. Bob Dylan chanterait peut-être «The Times They Are A Changin‘» (les temps changent) et en dirait ainsi plus long que certaines idées fausses très répandues.

Conclusions pour les investisseurs

Que devraient en conclure les investisseurs?

  1. Les taux d’intérêt et l’inflation sont susceptibles de rester très bas encore très longtemps en Europe et aux États-Unis.
  2. Étant donné le niveau opiniâtrement faible des taux d’intérêt, les rapports cours/bénéfice présentent encore un potentiel haussier.
  3. Dans un tel contexte, les actions affichent encore les rendements attendus les plus élevés.
4. Décisions actuelles du Comité de placement

Lors de la dernière réunion du Comité de placement du Credit Suisse, nous avons réitéré notre opinion selon laquelle la reprise actuelle des marchés présente encore une marge de progression. Bien sûr, nous avons également abordé les risques, comme par exemple un brusque revirement du sentiment des marchés, un choc pétrolier ou une inversion inattendue de la courbe des taux. Mais trois arguments ont prévalu en faveur du maintien de notre surpondération actuelle des actions, en particulier aux États-Unis, dans les pays émergents, ainsi que dans les secteurs de l’énergie, de l’exploitation minière et de la technologie: premièrement, le redressement du cycle de la conjoncture et des bénéfices vient juste de commencer et devrait se poursuivre au prochain trimestre. Deuxièmement, la politique monétaire continue de s’inscrire en soutien et, troisièmement, les investisseurs faiblement positionnés devraient chercher à prendre le train en marche.

 

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