Le risque lié aux taux d’intérêt est de retour, et de plus belle

Chris Iggo, AXA IM Core Investments

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Nous sommes cependant encore loin d’une crise financière, et il n’existe pas non plus de menace de déflation.

Voilà, nous y sommes: les taux d’intérêt accrus ont déclenché une crise bancaire qui oblige les banques centrales, les investisseurs et les clients des banques à réagir. Certes, nous n’assistons pas à une ruée systémique sur les banques, ni à une réédition de la crise de 2008, mais l’instabilité soudaine inquiète les investisseurs. La baisse des attentes en matière de croissance incite à une orientation plus défensive du portefeuille, ce qui peut profiter à certaines obligations. En outre, les augmentations des taux d’intérêt pourraient bientôt cesser. Et si les choses tournaient mal, les taux pourraient même subir une baisse. Nous sommes cependant encore loin d’une crise financière, et il n’existe pas non plus de menace de déflation.

Ruée sur les banques

L’effondrement de la Silicon Valley Bank (SVB) aux Etats-Unis a rendu les perspectives économiques et de marché encore plus incertaines à court terme. Après une année de hausse des taux d’intérêt, on peut voir dans cet évènement un signe indiquant que la politique monétaire commence à produire ses effets. Et n’oublions pas que le déclin de la SVB est également lié au fait que les portefeuilles de titres de la banque ont énormément perdu de leur valeur en raison de la hausse des taux d’intérêt. Ils avaient en effet une duration plus longue que les engagements, à savoir les dépôts des clients, et ne pouvaient se vendre qu’avec une grosse perte lorsque de nombreux clients se sont mis à retirer leurs dépôts et que la banque s’est vue forcée de se séparer d’une bonne partie de ses titres. Finalement, les pertes ont atteint des proportions telles qu’elles ont entièrement épuisé les fonds propres de la banque. Combien de fois n’ai-je pas entendu cette semaine des variantes de la célèbre citation de Warren Buffett, selon laquelle ce n’est qu’à marée basse que l’on voit qui s’est engagé dans l’eau sans son maillot de bain. C’est une boutade qui recèle une bonne part de vérité. Les conditions financières plus strictes font apparaître les faiblesses au grand jour. Il y a deux semaines, j’écrivais déjà que le cycle conjoncturel actuel nous réserverait encore des surprises.

Les effets de la hausse des taux d’intérêt

Toute crise financière a aussi bien des causes spécifiques à l’entreprise en question que des origines systémiques. Le plus souvent, une ruée sur les banques est aussi le résultat d’une mauvaise gestion et d’un mauvais contrôle des risques. Lorsque les déficits sont annoncés, les déposants et les investisseurs perdent confiance. Mais il existe également des causes conjoncturelles et systémiques. Ces dernières années, les dépôts bancaires ont énormément gagné en ampleur aux États-Unis, notamment en raison de l’assouplissement quantitatif supplémentaire opéré pendant l’épidémie de COVID. L’augmentation de la masse monétaire de la banque centrale a fait grimper le volume des dépôts, et la politique monétaire expansionniste a fait le reste. Comme les dépôts se sont accrus plus vite que le volume des crédits, l’excédent a été placé en titres. La qualité de leur crédit était au-dessus de tout soupçon, puisqu’il s’agissait d’emprunts d’État américains et de titres adossés à des créances hypothécaires. Ce faisant, les banques ont cependant pris des risques importants sur le plan des taux d’intérêt, et cela ne laissait rien présager de bon en cas de hausse des taux. Il s’agit d’un problème omniprésent aux États-Unis, bien que d’ampleur variable. La semaine dernière, les banques régionales américaines se sont retrouvées sous pression ; les problèmes de décalage des échéances y sont en effet plus probables que dans les grandes banques qui sont, elles, soumises à une surveillance plus stricte.

Des dépôts à risque

Les dépôts bancaires sont désormais considérés comme une source potentielle de risque systémique. Les banques ne rémunèrent leurs clients que chichement pour les dépôts, et pratiquement pas du tout ces dernières années - en raison des faibles taux d’intérêt et du volume des liquidités détenues par les ménages et les entreprises. Or, les taux d’intérêt ont augmenté entre-temps, ce qui fait des fonds du marché monétaire et des bons du Trésor (Treasury Bills) des alternatives intéressantes. En théorie, cela peut signifier que le système bancaire va se voir retirer des dépôts, et ce, à grande échelle. Dans l’ensemble, les craintes me semblent exagérées, mais les petits établissements pourraient bien être victimes de ruées en vue de retraits, soit parce qu’on ne leur fait plus confiance (et qu’on préfère transférer ses fonds vers des banques plus grandes et supposées plus sûres), soit parce que d’autres placements laissent envisager des taux plus élevés.

Des marges d’intérêt nettes en baisse

Tout cela a pour effet que les banques doivent désormais offrir des taux d’intérêt plus élevés sur les dépôts. Mais à son tour, il en résulte un impact sur la marge d’intérêt nette et donc sur les bénéfices. En même temps, à cause de l’affaiblissement de l’économie, le volume des crédits ne croît plus aussi rapidement ; les conditions de crédit se durcissent. À son tour encore, cela rend une récession plus probable, créant un cadre dans lequel, pour les petites et moyennes entreprises, il serait encore plus difficile d’obtenir un crédit. On peut constater que les décisions d’allocation de bien des investisseurs ont d’ores et déjà porté préjudice aux banques régionales américaines.

Des signaux d’alerte

En Europe aussi, les trajectoires d’évolution spécifiques des entreprises et les développements systémiques se conjuguent. La Suisse s’efforce de renforcer la confiance dans son système financier. Il n’en demeure pas moins que la crise du Crédit Suisse exige sans doute une solution de plus grande envergure. Cette semaine, c’est surtout le risque de liquidation des avoirs bancaires qui a dominé, mais sans occulter celui d’une éventuelle contagion à d’autres grandes banques qui représentent les acteurs en concurrence avec le Crédit Suisse sur le marché. Pour l’instant, ces risques ont été endigués, mais les signaux d’alerte se multiplient.

Pas de bis repetita de 2008

Bien entendu, d’aucuns seront prompts à établir une comparaison avec la crise de 2008. Pour ma part, je pense cependant que cette fois, l’élément déclencheur se trouve dans l’évolution des taux d’intérêt. La hausse des taux d’intérêt a mis au jour les défaillances existant au niveau de la gestion des risques. Lorsque les échéances des actifs et des passifs présentent des écarts extrêmement marqués, les demandes de retrait ne peuvent être satisfaites que si les banques réalisent des pertes. En revanche, la crise financière internationale de 2008 était une crise du crédit, causée par des dépréciations des crédits immobiliers. N’empêche qu’à un moment ou un autre, nous pourrions assister à des défauts de paiement bancaires, avec pour conséquence que la crise des hausses de taux d’intérêt pourrait se muer en crise du crédit. Pour les obligations d’entreprises et les actions, les perspectives se dégraderaient alors.

Les taux d’intérêt n’ont jamais été aussi volatils depuis la grande crise financière

C’est pourquoi les perspectives de taux d’intérêt revêtent une importance d’autant plus grande. La semaine dernière, les taux d’intérêt ont été très volatils, le taux américain à deux ans ayant fluctué de 130 points de base au cours des huit derniers jours de négoce. C’est du jamais-vu. Si la plupart des observateurs continuent de s’attendre à ce que la Fed relève ses taux de 25 points de base le 22 mars, le consensus n’est plus aussi large. Entre-temps, la Banque centrale européenne (BCE) a relevé son taux directeur jeudi. Elle a ainsi convaincu les marchés qu’elle pouvait continuer à lutter contre l’inflation malgré le fait qu’elle nourrisse quelques doutes sur la stabilité des marchés financiers. Je m’attends à ce que le président de la Fed, Jerome Powell, entreprenne une tentative similaire après la réunion de la Réserve fédérale américaine. D’après ce que nous savons, un relèvement de 25 points de base est le scénario le plus probable. Au 2e trimestre, les relèvements de taux pourraient alors connaître un répit.

Risques financiers et d’inflation

Malgré une inflation encore bien trop forte - avec un taux de base certes un peu plus faible, mais toujours très élevé, se situant par exemple en février à 5,5% sur une base comparative annuelle, - le taux d’intérêt maximum devrait bientôt être atteint. Il est donc d’autant plus important que les banques centrales préviennent tout conflit d’objectifs entre le maintien de la stabilité des marchés financiers et la lutte contre l’inflation. Mais si davantage de banques se retrouvent en difficulté et que la volatilité des marchés augmente de façon générale, nous serons peut-être obligés de revoir nos prévisions quant aux taux d’intérêt. Si nous avions vécu une crise du crédit en 2008, le fait que nous ayons affaire aujourd’hui à une crise des taux d’intérêt en hausse a aussi du bon : il faut bien moins de temps pour faire baisser les taux d’intérêt que pour résoudre les problèmes de solvabilité.

Les crédits offrent des opportunités

Après les plus récents développements, les investisseurs sont moins disposés à prendre des risques. En outre, les perspectives des crédits conjoncturels et des actions se sont assombries. Étant donné que des deux côtés de l’Atlantique les banques doivent se montrer plus conservatrices, elles ont resserré leurs conditions de crédit. C’est pourquoi les spreads ont déjà augmenté, à savoir d’environ 40 à 45 points de base depuis le début du mois pour les obligations de qualité ‘investment grade’ libellées en dollars américains et en euros. Pour ce qui est du haut rendement, la différence comportait même plus de 100 points de base. Les spreads américains de qualité investment grade ont bientôt retrouvé leurs sommets d’octobre dernier ou du pic des soldes de 2018. Les rendements sont aujourd’hui plus élevés que lors des cycles de marché précédents, et il semble même possible d’envisager d’atteindre à nouveau les 6% à court terme. Les hauts rendements américains avoisinent les 9%. Au début de la pandémie, ils se situaient autour de 11%, et en 2015, à 10%.

Banques européennes

Malgré des risques financiers accrus, les crédits européens sont devenus encore plus intéressants. Cela vaut aussi bien pour le marché dans son ensemble que pour les valeurs individuelles, particulièrement mises à mal lors des soldes de la semaine dernière. Mes collègues du secteur obligataire sont nettement plus optimistes pour les banques européennes que pour les banques américaines. Ils justifient cela par une réglementation plus stricte et estiment qu’en raison des structures de bilan adoptées généralement en Europe, une hausse des taux d’intérêt ne représente pas vraiment un gros problème. Les rendements des titres de qualité investment grade à échéance moyenne, libellés en euros, se rapprochent de la barre de 4,5 %, et les cours se maintiennent à un niveau généralement bas. Le passé nous enseigne que la Fed n’est pas la seule à pouvoir fournir des liquidités. En cas de pénurie de liquidités, la BCE pourrait par exemple relancer ses opérations de refinancement à long terme.

Mais les cartes ont finalement été abattues

Il n’y a pas moyen de nier les risques qui menacent la stabilité des marchés financiers, pouvant éventuellement entraîner un effet domino. Les taux d’intérêt ont en effet fortement augmenté, et la croissance économique s’affaiblit, même si elle semble encore solide. De 2020 à 2022, le système financier mondial a été inondé de liquidités. Il n’est donc pas surprenant que la gestion de cette situation engendre de nouveaux risques, tout comme le fait un début de réduction des liquidités. Mais il ne saurait être ici question de risques systémiques, car cela se passe sans qu’aucun argent ne soit soustrait au système financier. En revanche, s’agissant des faiblesses des banques et des entreprises, le voile est levé: pour le système bancaire, il est important de savoir auprès de quels établissements les dépôts sont détenus et avec quels actifs ils sont garantis. Nous avons appris récemment que de grandes banques américaines avaient dû déposer des fonds propres sur des comptes qu’elles entretenaient dans des banques à problèmes. Attendons-nous donc à d’autres initiatives lancées dans les semaines à venir par les banques centrales et d’autres acteurs du secteur dans le but de renforcer la confiance. Tout cela a malgré tout un petit air d’été 2008.

Et qu’en est-il du secteur technologique?

Actuellement, nous avons les yeux rivés sur le secteur bancaire et ses défaillances. Or, bon nombre de banques américaines faisaient la une des journaux des semaines passées parce qu’elles présentaient un autre point commun: des clients provenant du secteur technologique. Une structure de dépôts mal équilibrée ou un portefeuille de crédits concentré peuvent devenir un problème si le secteur technologique entre lui-même en récession. Les fonds destinés aux start-ups ont joué un rôle essentiel dans la forte croissance des dépôts de la SVB. Mais maintenant que le chiffre d’affaires des entreprises du secteur technologique n’augmente plus autant, cet argent part rapidement en fumée, car ces sociétés doivent néanmoins payer les salaires de leurs programmateurs et faire face à d’autres dépenses. À l’avenir, les start-ups évoluant dans les domaines de l’IA, des technologies de la santé et des technologies vertes auront nettement plus de mal à attirer du capital-risque. Tôt ou tard, les grandes entreprises technologiques cotées en bourse, dont les caisses sont bien remplies, pourraient profiter de la situation pour acquérir en grande quantité des sociétés technologiques nouvellement créées. Cela pourrait renforcer leur position et leur procurer des avantages lorsque la conjoncture se rétablira. Le suspense reste entier.

Évaluations du marché

Mais en termes de perspectives du marché, qu’est-ce que tout cela veut dire? Je ne vois pas de raisons de se montrer tout à coup pessimiste en matière d’obligations. Après tout, les hausses de taux d’intérêt seront bientôt terminées et l’accroissement des risques est sans doute également derrière nous. Les obligations d’État américaines sont d’ores et déjà perçues de manière beaucoup plus positive. Le rendement à dix ans est tombé à 3,5%. Vous vous souvenez? Il y a quelque temps, j’écrivais qu’une fois parvenu à 4%, on se remettrait à acheter... Mais comme les rendements n’ont pas baissé, les titres à court terme restent attractifs dans ce domaine, malgré des risques plus importants. D’autres crédits semblent également intéressants, même si dans cette phase finale du cycle des taux, les spreads pourraient à tout moment prendre l’ascenseur. Bien que les performances passées ne garantissent nullement les rendements actuels ou futurs, l’histoire nous montre qu’une hausse des spreads peut offrir une opportunité d’achat.

En termes de perspectives pour les actions, rien n’a changé entre-temps. Les titres américains continuent à être chers, et les bénéfices des entreprises se réduiront sans doute. Les bénéfices des banques pourraient en faire de même - d’ailleurs, c’est déjà le cas dans le secteur technologique. Et dans celui de l’énergie, ils auront du mal à renouer avec ceux de l’année dernière, compte tenu de la baisse des prix de l’énergie enregistrée partout dans le monde. Toute mesure prise par les banques centrales pour consolider la confiance fera certes grimper les cours des actions, mais les fondamentaux semblent malgré tout plutôt faibles pour affronter les prochains trimestres.

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