Des intérêts et des obligations

Chris Iggo, AXA IM

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Les obligations redeviennent plus avantageuses: les stratégies à court terme restent donc tactiquement intéressantes.

Quand les banques centrales auront terminé leur travail, les taux directeurs auront notablement augmenté. D’aucuns sont étonnés de voir à quel point la conjoncture reste néanmoins stable. Cela pourrait s’avérer trompeur, car la politique monétaire produit ses effets avec un certain retard. Aux États-Unis, il existe des signes indiquant un ralentissement de la croissance du volume des crédits et un affaiblissement du marché de l’immobilier résidentiel - et tôt ou tard, le service de la dette se renchérira également. Le degré de sévérité de la situation dépendra principalement de l’inflation et de la réaction de la Fed. Les marchés seraient heureux de percevoir un signe, si minime fût-il, que les relèvements de taux vont bientôt cesser. Mais s’il n’y en a pas, les cours des obligations d’entreprises et des actions ne semblent plus guère adéquats, d’autant plus que de nouvelles hausses des taux d’intérêt sont sans doute programmées.

Vous vous souvenez? Nous avons déjà connu des taux d’intérêt plus bas! Entre-temps, la Fed a relevé son taux directeur de 450 points de base, et selon le marché à terme, 75 points de base supplémentaires viendront s’y joindre. Bankrate.com écrit que fin 2021, le taux d’intérêt hypothécaire moyen sur 30 ans est passé de 3% à 7%. Le taux des billets de trésorerie à 90 jours hors secteur financier – un proxy du taux à court terme pertinent pour les entreprises – a augmenté de plus de 450 points de base en juste un peu plus d’un an. Par conséquent, si l’on veut contracter un emprunt aujourd’hui aux États-Unis, on doit payer des intérêts nettement plus élevés, et leurs taux pourraient bien continuer de grimper. La Fed a fait clairement savoir qu’elle continuerait à relever son taux directeur et qu’elle ne le baisserait pas tant que l’inflation ne reculerait pas de manière significative. Le prix à payer pourrait être une récession, car les coûts d’emprunt plus élevés finiront par affaiblir la demande. La zone euro et le Royaume-Uni ne sont pas mieux lotis.

Une plus faible demande de crédit: Personne ne saurait dire précisément avec quel décalage la politique monétaire produit ses effets. Mais souvent, ceux-ci mettent beaucoup de temps à se manifester. L’expérience nous enseigne qu’il n’y aurait rien d’inhabituel à ce que le plus dur reste à venir. Mais certains signes indiquent déjà que les taux d’intérêt plus élevés ont un effet. Selon la Fed, la demande de prêts hypothécaires a fortement chuté; récemment, le nombre d’organismes de financement immobilier signalant une demande prononcée n’a jamais été aussi faible depuis la crise financière internationale. Dans l’édition de janvier du Senior Loan Officer Opinion Survey on Bank Lending Practices, on apprend également que les banques sont en train de resserrer leurs conditions de crédit, tant pour les entreprises que pour les ménages. Près de la moitié des établissements ont communiqué des normes plus strictes en matière d’octroi de crédits, en faisant état d’un écart croissant entre le taux de crédit et le taux de refinancement, ainsi que d’une demande nettement plus faible de crédits commerciaux et industriels. La pénurie de crédit a commencé, et elle risque de s’accentuer.

Cela touche durement le secteur de l’immobilier: Il y aura donc moins de nouveaux crédits accordés. Les intérêts accrus découragent les emprunteurs; les investissements et la consommation sont en baisse. La demande de crédits hypothécaires et l’activité de construction chutent. Aujourd’hui, 30% de permis de construire sont délivrés en moins par rapport au point culminant de fin 2021. On construit moins; les investissements dans le logement diminuent, tout comme le niveau d’emploi dans le secteur de la construction et la demande de biens durables utilisés dans la construction. Il ne s’agit toutefois pas d’une catastrophe; comparé aux précédentes périodes de faiblesse, le ralentissement actuel semble plutôt modéré: entre 2005 et 2009, le nombre de permis de construire délivrés avait en effet chuté de 78%, ce qui est considérable, et de 55% à la fin des années 1980. Néanmoins, la hausse des taux d’intérêt n’est pas sans conséquence sur le marché immobilier. Les prix des logements diminuent également progressivement.

Les crédits sont-ils sûrs? Les doutes que nous commençons à nourrir sur les crédits résultent aussi du fait que jusqu’à présent, les spreads ne reflètent pas vraiment les risques conjoncturels - sans doute aussi en raison du fait que les conséquences de la hausse des taux d’intérêt commencent tout juste à se faire sentir. Or, pour bon nombre d’entreprises, la hausse des frais de crédit est un problème. Si davantage d’obligations sont dégradées et que les risques de défaillance augmentent dans le secteur du haut rendement, les spreads s’élargissent et les obligations d’entreprises se retrouvent dans le rouge. Actuellement, la duration des spreads de l’indice américain des obligations d’entreprises est d’un peu moins de sept ans. Si les spreads s’élargissaient de 100 points de base, les cours chuteraient de 7%. Aujourd’hui, le spread moyen se situe à 130 points de base, alors qu’il était encore de 170 en octobre. En cas de ralentissement de l’activité économique, l’écart pourrait à nouveau augmenter.

Le patrimoine des ménages décroît: Les taux d’intérêt plus élevés entravent l’octroi de crédits, car ceux-ci deviennent plus chers. Et là où les choses se gâtent vraiment, c’est quand les taux d’intérêt restent si élevés que les anciens prêts se renchérissent eux aussi. Mais jusqu’à présent, ça n’a guère été le cas. Aux États-Unis, les taux d’intérêt hypothécaires sont généralement fixes, de sorte que les propriétaires qui n’ont pas eu besoin d’un refinancement tout récemment n’ont pas encore à faire face à un service de la dette plus cher. Et même si cela devait être le cas: l’emploi se situe à un niveau record, et les salaires ont fortement augmenté. Mais à un moment donné, les consommateurs ne manqueront pas de ressentir les effets d’une demande immobilière en baisse. Les prix des logements diminuent, et le patrimoine des ménages en fait de même. L’année dernière, celui-ci avait déjà fortement décru, selon les estimations, principalement en raison de la chute des cours des actions et des obligations. Cette année, une nouvelle diminution semble envisageable - occasionnée à nouveau par la faiblesse des actions et des obligations, mais aussi par la chute des prix des logements.

Et qu’en est-il des obligations d’entreprises? Quand les taux d’intérêt augmentent, la demande de capital emprunté diminue. Il faut cependant savoir que les comptes nationaux ne sont publiés qu’avec un retard important. Quoiqu’il en soit, les entreprises hors secteur financier se trouvaient encore en assez bonne position au troisième trimestre 2022. Par rapport aux bénéfices des entreprises, cela fait longtemps que les charges d’intérêts nettes n’ont pas été aussi faibles et, à en croire le tableau des flux de trésorerie de la Fed, le ratio dettes/bénéfices n’a cessé de se réduire depuis la pandémie de COVID, se rapprochant de son niveau le plus bas des cinq dernières décennies. À l’heure actuelle, les entreprises américaines restent encore davantage préoccupées par la baisse des marges due à l’inflation, et par la normalisation des dépenses technologiques, que par le coût du crédit.

Les coûts du crédit augmentent tout doucement: Le coupon moyen pondéré des titres américains de qualité «investment grade» a certes augmenté l’an dernier, mais seulement légèrement. Selon l’indice ‘ICE Bank of America US Corporate’ (hors banques), il est actuellement de 3,85%, après son niveau le plus bas de 3,65% qu’il a atteint à la fin de l’année dernière. La veille de la pandémie, il se situait à 4%. Sur le marché du haut rendement, le coupon moyen des anciennes obligations est actuellement de 5,88%, après avoir traversé un creux de 5,67%. En Europe, après des années de taux d’intérêt extrêmement bas, les titres ‘investment grade’ atteignent tout juste 1,8%. Lorsque les banques centrales relèvent leurs taux directeurs, les coupons des titres à revenu fixe n’augmentent pas. Ce n’est que lorsqu’un émetteur doit se refinancer que les coûts de la dette augmentent. Aujourd’hui, sur le marché primaire, un émetteur européen d’obligations d’entreprises devrait typiquement offrir un taux avoisinant les 4,5%. C’est du moins ce que rapporte actuellement l’indice. Pour bon nombre d’entreprises, la forte hausse des taux d’intérêt pourrait rendre leur refinancement plus difficile. Sur le marché primaire, les émetteurs américains à haut rendement les moins bien notés doivent aujourd’hui payer le double de ce que vaut actuellement le coupon moyen des anciennes obligations. Bon nombre d’investisseurs estiment que 14% de rendement pour les obligations CCC, et un spread de crédit de 1’000 points de base, représentent une compensation adéquate du risque pour le fait que de nombreux émetteurs n’ont tout simplement plus les moyens de supporter des taux de refinancement élevés.

Le marché reste réceptif: En raison de la hausse des taux d’intérêt, les coûts moyens du crédit augmentent progressivement, de sorte qu’ils représentent une charge de plus en plus lourde pour les entreprises. Le refinancement pourrait également se compliquer. Mais pour l’instant, les problèmes semblent encore limités. Jusqu’à présent, de nombreuses nouvelles obligations ont été émises en 2023, tant aux États-Unis qu’en Europe. Cette année, les entreprises américaines ont déjà placé pour 363 milliards de dollars d’obligations, et les entreprises européennes pour l’équivalent de 90 milliards de dollars.

Le service de la dette est probablement encore gérable: Ceux qui s’attendent à une baisse des cours du crédit et des actions considèrent que les valorisations actuelles – spreads et PER – sont trop optimistes. Les baissiers partent du principe que des coûts de refinancement durablement plus élevés finiront par restreindre les dépenses et les bénéfices des entreprises, ce qui compliquera encore davantage leur refinancement. Cela semble plausible, d’autant plus que le pic des taux d’intérêt est une chose qui nous attend encore et qu’ensuite, il est peu probable qu’ils retournent de sitôt à des niveaux plus normaux. Le dénominateur du ratio de couverture du service de la dette reste toutefois élevé. Une meilleure situation de l’emploi et des salaires plus élevés conduisent à une hausse du revenu des ménages. Les ventes des entreprises n’augmentent peut-être plus dans la même mesure, mais le chiffre d’affaires - nominal - continue de croître de manière significative. Les bénéfices avant intérêts, impôts et amortissements (en anglais: EBITDA) du S&P 500 se situent à un niveau avoisinant leur maximum historique.

L’inflation reste la plus grande source de préoccupation: L’ambiance des marchés continue à être principalement dictée par l’évolution de la courbe de l’inflation. C’est elle qui déterminera en fin de compte l’ampleur du relèvement des taux directeurs et le temps qui s’écoulera ensuite avant que n’interviennent les premières baisses de taux. Cette semaine, les nouvelles nous parvenant d’Europe n’étaient guère encourageantes. Dans la zone euro, les chiffres dont nous disposons indiquent que l’inflation des prix à la consommation a certes légèrement baissé sur une base annuelle, passant de 8,6% en janvier à 8,5% en février, mais le taux de base a quant à lui augmenté de 5,3% à 5,6%. C’est pourquoi le marché s’attend, encore une fois, à un nouveau relèvement des taux directeurs. Selon le marché à terme, on s’attend désormais à un taux directeur maximal de 3,9% en Europe et de pratiquement 5,5% aux États-Unis. Plus les attentes se situeront dans ces eaux-là, plus il est probable que les spreads de crédit augmenteront et que les cours des actions baisseront.

Les obligations redeviennent plus avantageuses: les stratégies à court terme restent donc tactiquement intéressantes – et j’ai déjà expliqué la semaine dernière que les crédits étaient attrayants sur la durée. La plupart des obligations d’entreprises sont encore cotées nettement au-dessous du pair. Étant donné qu’à leur échéance, elles doivent être remboursées au pair, leur cours aura tendance à augmenter, ce qui soutiendra les rendements. Lorsque la récession se sera installée, on pourra spéculer sur une baisse des taux directeurs, un évènement auquel on continue à s’attendre pour 2024. Pour l’instant, la courbe des taux est encore fortement inversée, mais tout assouplissement de la politique monétaire contribuera à la normaliser, ce qui est en principe une bonne chose pour les investisseurs en obligations. Mais comme dans un premier temps on s’attend à une nouvelle hausse des taux d’intérêt à court terme, les rendements à long terme ont également augmenté. Pour la première fois depuis novembre, le rendement américain à dix ans a retrouvé un niveau supérieur à 4%. À cette époque, j’avais écrit que sur le long terme, cela correspondait à une juste valeur. Attendons donc de voir si les investisseurs réagissent à nouveau comme à l’automne dernier et acquièrent davantage d’obligations. En automne, il était possible de s’assurer un rendement supérieur à 4% pendant environ un mois. C’est à nouveau possible aujourd’hui. Maintenant aussi, il me semble donc judicieux d’effectuer de nouveaux placements. Il est probable que les rendements obligataires oscilleront encore longtemps entre 3,5% et 4%, ou qu’ils ne s’écarteront guère de cette fourchette.

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