Le maillon faible

Christopher Smart, Barings

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Malgré des sources de fragilité qui abondent, une récession américaine paraît encore bien lointaine.

© Keystone

Tout marin chevronné sait bien qu'une chaîne est aussi forte que le plus faible de ses maillons. De la même manière, les risques de récession se trouvent dans les pans les plus fragiles de l'économie. C’est donc là que les regards doivent se tourner alors que Jerome Powell et ses collègues de la Fed soulignent leur détermination à maîtriser l'inflation.

Encore faut-il savoir où regarder. La Fed ne dispose pas d’un historique très convaincant quand il s’agit de maîtriser l’inflation sans déclencher de récession, et certains affirment que Powell et ses équipes ont déjà perdu le contrôle. Les principales pressions qui pèsent actuellement sur les prix restent toutefois du côté de l'offre et tout manuel de banque centrale souligne ici l'importance de ne pas surréagir. D’ici quelques mois, lorsque le gros du choc des sanctions russes sera passé, les prix mondiaux des matières premières devraient se stabiliser à des niveaux plus élevés. Si les confinements en Chine peuvent continuer à faire des ravages, la pandémie n'a pas entravé la production ailleurs en Asie.

Or, tant que ces chocs ne sont pas intégrés aux attentes des Américains en matière de salaires et de prix, même les pans les plus fragiles de l’économie font preuve d’une remarquable résilience.

Une faiblesse relative

Beaucoup d'attention est aujourd’hui accordée à l’augmentation des pressions sur les consommateurs, considérés comme le dernier rempart de l'économie américaine voire mondiale. Les prix de l'immobilier ont en effet grimpé de près de 19% l'année dernière, l'essence coûtait en moyenne 4,33 dollars le gallon en mars, et les paniers d'épicerie sont 9% plus chers cette année, sans une quelconque perspective d’amélioration à l’horizon. Mais le consommateur américain moyen est bien préparé pour résister à ces chocs. Si l'épargne est en baisse, les soldes de trésorerie des ménages restent plus élevés qu’avant la pandémie, à l’exception des plus précaires. Malgré les gros titres clamant l'effondrement de l'ordre mondial, la confiance des consommateurs a en fait augmenté en mars. Avec 11,3 millions d'emplois potentiels disponibles, il faudra compter un certain temps avant que la plupart des Américains ne doivent réellement se serrer la ceinture.

Le problème le plus évident aujourd'hui est celui d’un dollar américain qui s'est renforcé de quelques 7% depuis l'année dernière.

Lorsque les taux augmentent, les banques sont souvent suspectées d’être le facteur déclencheur de la prochaine récession. Les prêteurs surendettés font généralement face à une augmentation des défauts de paiement et doivent réduire leurs prêts pour satisfaire les exigences réglementaires. Les rapports sur les bénéfices des banques, publiés la semaine du 18 avril, ont montré de fortes baisses depuis l'année dernière mais les ratios de capital restent suffisamment élevés et génèrent à la fois une marge et une incitation à continuer à prêter.

Le shadow banking, lui, est souvent cité comme une vulnérabilité systémique de par son manque de transparence. Mais l’on y retrouve de vastes réserves de capitaux en provenance de fonds de pensions et de fonds de dotation qui sont déployées sous forme de prêts et ce, sans aucune exigence spécifique en termes de capitalisation. Avec l’arrivée de la pandémie, bon nombre de ces investisseurs ont en fait augmenté leurs allocations au fur et à mesure que les prix s'ajustaient, et en feraient probablement de même aujourd’hui en cas de forte tendance baissière.

Les entreprises représentent elles-mêmes un autre potentiel maillon faible. Ces dernières commencent à ressentir les effets de l’environnement actuel, entre des prix qui augmentent et des marges qui se rétrécissent. Les spreads des entreprises moins solvables reflètent les préoccupations du marché, avec un élargissement de 125 points de base pour la dette notée CCC depuis le début de l'année.

Une politique à haut risque

Les investisseurs se préparent à des résultats mitigés pour le premier trimestre et s’attendent à pire encore une fois que les rapports d’entreprise prendront pleinement en compte les chocs des matières premières russes. Les entreprises américaines, en revanche, paraissent encore solides. Les gestionnaires High Yield avisés seront à l'affût des entreprises les plus faibles qui pourraient se retrouver en difficulté, mais les ratios de couverture des intérêts restent bas. Les profils d'échéance de la dette, eux, semblent gérables et les taux de défaillance demeurent à leur niveau le plus bas depuis 20 ans.

La Fed, qui tente de réduire son bilan de 8'500 milliards de dollars tout en relevant les taux, pourrait elle-même se révéler une source de fragilité. Les précédents sur lesquels s’appuyer pour guider le rythme du resserrement quantitatif sont peu nombreux et les marchés craignent que les taux ne grimpent en flèche avec une Fed qui non seulement interrompt ses achats d’obligations d'État et d’obligations adossées à des créances hypothécaires mais envisage même de les vendre. L’inédit comporte toujours des risques, mais la solution la plus simple pourrait être de ralentir ou d'arrêter le processus.

Enfin, les efforts de la Fed pour maîtriser l’inflation vont également aggraver de nombreux risques globaux. Le problème le plus évident aujourd'hui est celui d’un dollar américain qui s'est renforcé de quelques 7% depuis l'année dernière. Les exportateurs américains en pâtissent et tout individu devant rembourser une dette en dollars est mis sous pression. Mais cet écart de taux ne pourra pas continuer à augmenter éternellement, d'autant plus que la Banque centrale européenne et d'autres institutions élaborent leurs propres plans pour combattre l'inflation par une politique plus stricte.

Les signaux de la Fed devraient pousser les investisseurs à examiner de près les noms les plus fragiles de leurs portefeuilles. Le discours de Jerome Powell devrait, lui, lancer les économistes sur la trace des vulnérabilités de l'économie américaine, alors que les coûts des travailleurs, des biens et de l'argent augmentent de manière généralisée. Mais avant de sonner l'alarme de la récession, une inspection rapide des maillons les plus faibles de la chaîne suggère que cette dernière ne risque pas de se rompre de sitôt. 

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