La dernière balise

Christopher Smart, Barings

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La guerre et les pandémies ont perturbé les prix et les rendements.

© Keystone

J’explorais il y a quelques temps une partie inconnue du lac Winnipesaukee, dans le New Hampshire. Navigant entre les écueils, je zigzaguais entre des points sur ma carte qui correspondaient à des balises immergées. Soudain, un frisson parcourut mon échine. Une balise rouge apparut du mauvais côté du bateau. Bien sûr, c’était plutôt le bateau qui était du mauvais côté de la balise. Le grincement de l’hélice contre le rocher submergé retentit encore aujourd’hui dans mes oreilles.

C’est ce même frisson qui parcourt aujourd’hui l’échine des investisseurs lorsqu’ils voient apparaitre des points en dehors des lignes de graphiques auxquelles ils pensaient pouvoir se fier et qui affichent la baisse des taux d'intérêt sur quatre décennies. Ils doivent en effet maintenant décider si les chiffres actuels de l'inflation reflètent encore des perturbations temporaires dues à la pandémie et à la guerre, ou s'ils font partie d’un tout nouveau paradigme. Les banques centrales reprendront-elles le contrôle de l'inflation d'ici un an ou deux? Ou s'agira-t-il d'une lutte de plusieurs années qui rendra inévitable une récession plus profonde?  

Un déséquilibre confortable

Alors que les points correspondant aux prix et aux rendements continuent d'apparaître sur les graphiques en dehors des tendances balisées, la balise la plus importante à surveiller est celle qui affiche les attentes des consommateurs. Pour l'instant, elle conforte l'opinion du marché que les banques centrales prévaudront, mais si elle venait à dériver, le bateau naviguerait alors en eaux troubles.

La logique du commerce international avec ses coûts plus bas et ses fournisseurs plus spécialisés reste intouchable.

 Avant la pandémie, à part certains rendements obligataires négatifs, les taux ne pouvaient pas baisser indéfiniment sans que l'économie mondiale ne se retrouve absorbée par un trou noir. Mais une prévisibilité confortable prévalait dans ce déséquilibre mondial de l'épargne et de l'investissement qui maintenait les taux et l'inflation dans une dérive inexorable vers le bas.

La mondialisation des chaînes d'approvisionnement a élargi le réservoir mondial d'emploi et réduit la pression sur les salaires. L'innovation technologique et l'automatisation ont fait baisser les coûts opérationnels. Le vieillissement démographique des pays les plus riches du monde a conduit les ménages à épargner davantage pour leur retraite et à dépenser moins.

Les perturbations du COVID ont remis en question la logistique des chaînes d'approvisionnement lorsque certains maillons se sont rompus. Mais la logique du commerce international avec ses coûts plus bas et ses fournisseurs plus spécialisés reste intouchable. Et peut-être même, augure l'aube d'une expansion du commerce des services numériques.

Pourtant, certains des éléments qui ont contribué à ancrer les tendances qualifiées de «stagnation séculaire» ont clairement changé.

Les éléments perturbateurs

Tout d'abord, il faut s'attendre à une nouvelle vague de dépenses publiques, la liste des priorités ne cessant de s'allonger. Outre les dépenses consacrées aux infrastructures, au changement climatique et à la correction des inégalités, l'invasion russe a déclenché une nouvelle vague de dépenses de défense – l'Allemagne a promis une augmentation massive à 2% de son PIB tandis que l'administration Biden propose une augmentation de 4% dans son budget 2023. Parallèlement, la flambée des prix des denrées alimentaires et de l'énergie obligera probablement de nombreux gouvernements, notamment dans les marchés émergents, à prévoir des subventions à la consommation.

Les perturbations causées par les sanctions russes sur les marchés de l'énergie, des minerais et des denrées alimentaires feront durer tout cela un peu plus longtemps.

Deuxièmement, les plus grandes banques du monde sortent de la pandémie avec des bilans solides et une grande marge de manœuvre pour commencer à prêter. Même si les taux d'intérêt commencent à se normaliser, une croissance du crédit qui encouragerait les dépenses se fait attendre. Dans le même temps, les entreprises augmentent leurs dépenses d'investissement pour faire face aux contraintes des chaînes d'approvisionnement, pour mettre à jour leurs moyens techniques et pour répondre à la demande accrue des consommateurs.   

Troisièmement, tant la Réserve fédérale que la Banque centrale européenne travaillent désormais sur une base beaucoup plus souple qui les amènent à viser des niveaux d'inflation «symétriques» ou «moyens». Bien que leur rhétorique actuelle soit devenue agressive, les banques centrales sont clairement enclines à permettre à leurs économies de tourner plus vite et plus longtemps. Cela présente l'avantage supplémentaire de réduire les niveaux élevés de la dette souveraine à mesure que les prix augmentent.

Ces changements dans l'économie mondiale peuvent conduire à plus d'investissement et moins d'épargne, alimentant de nouvelles pressions sur les prix même après le retour à la normale des chaînes d'approvisionnement endommagées par la pandémie. Les perturbations causées par les sanctions russes sur les marchés de l'énergie, des minerais et des denrées alimentaires feront durer tout cela un peu plus longtemps.

La clé se trouve dans les indices d’attentes. Les enquêtes montrent que les consommateurs américains savent que les prix vont augmenter au cours de l'année prochaine, mais ils pensent que l'inflation retombera dans sa fourchette historique suffisamment tôt. Une étude récente de la Fed a révélé que les consommateurs sont moins susceptibles qu'avant la pandémie d'ajuster les prévisions de prix à trois ans sur la base des perspectives à un an.  

Mais Larry Summers, l'ancien secrétaire au Trésor et actuel Cassandre de l'inflation, prévient que si les attentes sont toujours conformes, elles sont toujours en hausse. «Si l'expérience des années 1970 nous a appris quelque chose, écrit-il, c'est qu'au moment où les attentes d'inflation élevées sont bien ancrées, il est trop tard pour faire baisser l'inflation sans une récession majeure.»

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