Le casse-tête des taxonomies ESG

Antoine Mach, Covalence SA

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Les listes d’activités vertueuses et néfastes en termes de durabilité sont bousculées par la guerre en Ukraine.

La taxonomie est un des outils prévus par l’Union Européenne (UE) et par d’autres juridictions pour stimuler le développement de l’économie verte et de l’investissement durable (intégrant des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, ESG). Il s’agit d’établir des listes d’activités économiques selon leur caractère bénéfique ou nuisible à l’environnement (taxonomie verte) et à la société (taxonomie sociale).

Historiquement, certains courant de l’investissement responsable se sont construits en s’appuyant sur ce type de classifications. Ainsi, les exclusions sectorielles reposent sur l’idée que certaines activités et produits sont fondamentalement néfastes (alcool, tabac, pornographie, jeux d’argent et autres sin stocks, ou «actions du péché»). A l’inverse, l’investissement à impact favorise des activités jugées positives comme l’agriculture biologique, le microcrédit ou l’accès à la santé ; quant à l’investissement thématique durable, il prise par exemple les cleantech, les énergies renouvelables ou encore les technologies de traitement de l’eau.

L’élaboration des taxonomies ESG suscite d’intenses débats. Début février, la Commission Européenne annonçait son intention d’inclure le gaz et le nucléaire dans la nouvelle version de la taxonomie verte européenne. Des ONG, des investisseurs et des experts ont réagi négativement, craignant que cet élargissement affaiblisse la portée de la taxonomie. Fin février, suite au déclenchement de la guerre en Ukraine, les choses se sont encore compliquées. La dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, au centre des préoccupations, amène à réclamer davantage d’investissements dans les énergies renouvelables mais aussi, selon les interlocuteurs, dans le nucléaire, le gaz de schiste, voire dans le charbon et le pétrole.

La taxonomie sociale est également mise au défi du réel. Selon l’étude European SRI study 2018, les armes controversées constituent l’exclusion la plus pratiquée en Europe (par 63% des investisseurs sondés). Les armes en général arrivent en troisième position, derrière le tabac, avec 48%. L’invasion de l’Ukraine par la Russie amène certains à reconsidérer leur position: ainsi, le suédois SEB Investment Management vient de revenir sur sa décision récente d’exclure l’armement de son univers d’investissement. Il considère désormais qu’«investir dans l’industrie de la défense est important pour défendre la démocratie, la liberté, la stabilité et les droits humains.»1 Cette décision devrait satisfaire le ministre de la défense de la Lettonie, qui s’était récemment plaint du fait que des banques et investisseurs institutionnels refusaient de financer un fabricant letton d’armement en vertu de leurs standards ESG: «Comment pouvons-nous développer notre pays? La défense nationale n’est-elle pas éthique?»2 

Une partie des investisseurs qui n’avaient préalablement pas exclu l’armement envisagent aujourd’hui d’augmenter leur exposition à ce secteur3.  Enfin, d’après Citigroup, il est désormais peu probable que l’armement soit exclu de la taxonomie sociale européenne4,  une perspective qui fait frémir au sein des écosystèmes de la finance durable.

Comme l’actualité récente l’illustre, les taxonomies ESG basées sur des listes de produits et services sont âprement discutées et semblent difficile à mettre en œuvre. La Norges Bank Investment Management, qui gère le fonds souverain norvégien, questionne ainsi la «faisabilité» de la taxonomie sociale prévue par l’UE, et déclare préférer aux évaluations des produits les évaluations de la conduite des entreprises5.  Pour Kari Vatanen, CIO de l’assureur finlandais Veritas, «les listes noires ne sont pas un bon outil pour l’ESG, car elles sont basées sur des normes éthiques dans un contexte donné qui peut changer radicalement avec le temps.» Il préfère l’engagement avec les sociétés investies6.

Kiran Aziz, à la tête des investissements responsables du fonds de pension norvégien KLP, indique qu’il ne pourrait investir dans des fabricants d’armement seulement si ceux-ci peuvent prouver que leurs produits «ne sont pas utilisés dans des conflits illégaux». Cette approche est intéressante, car elle ouvre la porte à la notion de «ventes responsables», où l’enjeu n’est pas tant le produit lui-même que son utilisateur et les conditions d’utilisation ; il est probable qu’à l’avenir le comportement des entreprises sera de plus en plus analysé à cette aune (pensons à la technologie, à l’intelligence artificielle, aux robots, etc.)7.

Mais est-il possible de maîtriser l’utilisation des armes? Ce n’est pas l’avis d’Herve Guez, CIO de Mirova: «les fabricants d’armes n’ont pas les moyens de choisir leurs clients et de refuser des contrats avec des régimes non démocratiques.»  C’est aussi l’avis de Jon Hale, directeur de la recherche en durabilité chez Morningstar8.  Enfin, comme le rappelle sa collègue Ollie Smith, les armes sont difficiles à contrôler et on peut les retrouver dans d’autres contextes des années après leur acquisition, car elles sont faites de métal «durable» (dans le sens de «qui dure») … Un vrai casse-tête.

 

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