La guerre des monnaies inversée

Charles-Henry Monchau, Syz

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Nous sommes peut-être entrés dans une nouvelle ère où les pays cherchent à renforcer leurs devises plutôt que de les affaiblir.

L'expression «guerre des monnaies» était à l'origine une description imagée de ce que les économistes appelaient depuis longtemps les «dévaluations compétitives». Au début des années 1970, lorsque les taux de change sont devenus flottants, de nombreux pays se sont sentis lésés par le fait que leurs partenaires commerciaux poursuivent délibérément des politiques visant à affaiblir leur propre monnaie afin d'obtenir un avantage dans le commerce international. Certains pays ont donc mis en place des politiques de dévaluation compétitive afin de soutenir la croissance de leur PIB et le marché de l'emploi.

La guerre des monnaies a pris une nouvelle dimension après la grande crise financière de 2008/2009. Les banques centrales de la plupart des pays développés ont mis en place des politiques monétaires relativement expansionnistes afin de relancer leur croissance économique et sortir de la déflation. Avec pour conséquence un affaiblissement de leur devise, ce qui a permis de stimuler les exportations et réduire les déficits commerciaux.

En Suisse, notre banque nationale a dû déployer des efforts gigantesques pour éviter que le franc suisse ne devienne trop fort. La BNS a mise en place une politique de taux négatif mais aussi augmenté la taille de son bilan par 4 afin de procéder à des achats massifs de dollars et d’euros. La force du franc menaçait la compétitivité à l’exportation de nos entreprises et risquait également de renforcer la déflation en Suisse.

Mais depuis 2021, nous assistons à un changement de paradigme. Plusieurs pays semblent vouloir recourir à une guerre des monnaies inversée. En d‘autres termes, nous sommes entrés dans une ère d’appréciation compétitive. Le monde est sorti de la déflation et fait désormais face à des taux d’inflation record. Une devise forte est une arme parmi d’autres pour lutter contre les pressions inflationnistes. Des politiques monétaires plus restrictives que les autres pays permettent de préserver la force relative de la monnaie domestique.

Aux Etats-Unis, le dollar fort permet en partie de contenir une inflation qui atteint des niveaux jamais vus depuis les années 1970. En Suisse, la BNS a surpris les marchés en procédant à une hausse de taux plus tôt que prévu mais aussi en annonçant que le bilan de la banque nationale suisse pouvait désormais être utilisé pour acheter du franc suisse. Objectif avoué: contenir l’inflation en diminuant le coût des biens et services importés grâce au renchérissement du franc.

En quelque sorte, la BCE fait face au même dilemme que celui auquel de nombreux pays émergents sont très souvent confrontés…

La situation est en revanche beaucoup plus compliquée pour les pays qui ne sont pas encore entrés dans un cycle de resserrement monétaire et qui subissent de facto les appréciations compétitives de leurs partenaires commerciaux.

C’est le cas par exemple du Japon qui maintient une stratégie de contrôle de la courbe des taux afin d’empêcher une hausse des rendements à 10 ans et ce malgré la hausse de l’inflation au niveau local (cf. Allnews «La banque centrale du Japon a-t-elle créé un monstre?»). Ce différentiel de politique monétaire avec les Etats-Unis a pour conséquence de déprécier le yen. La faiblesse de la devise japonaise rend les coûts d’importation d’énergie et de denrées agricoles encore plus élevés, renforçant les pressions inflationnistes. De nombreux économistes anticipent un changement de cap imminent de la part des autorités monétaires japonaises afin d’empêcher davantage de faiblesse de la devise et restreindre l’inflation.

Un cas de figure presque comparable peut être observé dans la zone euro. Malgré des taux d’inflation records, la banque centrale européenne a maintenu ses taux directeurs en territoire négatif, affaiblissant la monnaie unique. Alors que le vieux continent est très dépendant des importations d’énergie, la faiblesse de l’euro renchérit les coûts à l’importation et exacerbe les pressions inflationnistes. La banque centrale européenne fait donc face à un choix compliqué: une hausse des taux d’intérêt permettrait de renforcer la devise et faire baisser l’inflation. Mais un resserrement de politique monétaire risque dans le même temps de peser sur la croissance. En quelque sorte, la BCE fait face au même dilemme que celui auquel de nombreux pays émergents sont très souvent confrontés…

Il est important de garder à l’esprit que dans les deux cas de dépréciation et d’appréciation compétitive, il est impossible pour tous les pays de poursuivre de telles stratégies, car ils ne peuvent pas tous faire évoluer leur taux de change dans la même direction au même moment. La dépréciation et l'appréciation compétitives sont souvent perçues comme la preuve d'un manque de coopération internationale pour atteindre la stabilité des taux de change, et conduisent parfois à des appels à un nouvel arrangement de type Bretton Woods pour promouvoir une plus grande coordination des politiques.

La lutte contre l'inflation par le biais d'une guerre des monnaies inversée ne s'attaque pas à la racine du problème, mais crée plutôt un cercle vicieux où le poids de l'inflation est transmis d'un pays à l'autre. Les analystes de Goldman Sachs ont déclaré que les banques centrales des économies influentes et développées doivent augmenter leurs taux d'intérêt de 10 points de base pour compenser une simple dévaluation de 1% de leur monnaie. Si un nombre croissant de banques centrales procèdent à davantage de resserrement monétaire pour préserver la force de leur monnaie respective, l’impact sur la croissance mondiale pourrait être conséquent.  

De nos jours, les économies sont profondément imbriquées et les variations brutales de la valeur d'une monnaie de référence comme le dollar ou l'euro ne manqueront pas d'avoir des répercussions sur l'ensemble des nations, en particulier celles qui dépendent fortement des importations. Et comme c'est souvent le cas, ce sont les pays les moins riches qui risquent de souffrir le plus. Ainsi, les marchés émergents doivent non seulement s'inquiéter des pressions inflationnistes, mais aussi du risque de crise de la dette. En effet, bon nombre de ces marchés émergents ont des obligations libellées en dollars, ce qui accroît la pression financière à chaque fois que le dollar se renforce. Même avant de tenir compte de la flambée du dollar cette année, environ 60% de tous les pays à faible revenu étaient en position de surendettement.

Le célèbre adage «notre monnaie, votre problème» est donc plus que jamais d’actualité. Le dollar joue toujours un rôle central au cœur du système financier mondial et la force du billet vert signifie que le reste du monde doit ajuster sa politique monétaire en conséquence. La nouvelle guerre des monnaies pourrait jouer un rôle non négligeable dans l’évolution de l’économie mondiale ces prochaines années.

Forte évaluation du dollar par rapport à l’euro, au yen et au sterling.

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