Au bonheur des raffineries

Charles-Henry Monchau, Syz

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Alors que les prix de l’essence explosent, les sociétés pétrolières génèrent près de cinq fois plus de profits grâce au raffinage qu’il y a un an. Explication.

«More money than God». Il s’agit des mots employés par le président Joe Biden pour évoquer les gigantesques bénéfices réalisés par Exxon Mobil. Comme d’autres leaders politiques, le président américain doit actuellement faire face au mécontentement des ménages face à hausse des prix à la pompe.  Et il faut trouver des coupables. Au mois de juin, le prix moyen national par gallon a dépassé les cinq dollars pour la première fois dans l’histoire des États-Unis. Cette hausse a bien entendu des répercussions sur l’indice des prix à la consommation puisque l’énergie représente (directement et indirectement) environ 20% du panier de référence du CPI américain.

L’explosion des marges de raffinage

Une des raisons pour lesquelles Joe Biden a pointé du doigt les géants du pétrole concerne les marges de raffinage. En effet, la hausse du prix du baril brut a bien entendu des conséquences sur les prix de l’essence. Mais d’autres coûts déterminent le prix du carburant. Il s’agit bien sûr des taxes, des coûts de distribution et marketing mais aussi des marges de raffinage.

Les pourcentages mentionnés dans le graphique ci-dessus représentent une moyenne sur plusieurs années et doivent permettre de prédire le prix d’un gallon d’essence à la pompe sur la base du prix de baril brut. Avec en général un effet «contre-cyclique» des marges de raffinages: une hausse du prix du pétrole brut a tendance à faire diminuer les marges des raffineries du fait de la baisse des ventes. A contrario, une baisse des prix entraine habituellement une hausse des marges du fait de la reprise de la demande.

Mais cette relation est mise à mal depuis maintenant plusieurs trimestres. Une hausse des marges de raffinage accompagne la hausse du prix du baril avec un effet multiplicateur sur le prix du carburant. Le prix du baril de pétrole atteint des records, mais le prix de l’essence augmente encore plus rapidement que les cours du brut. Aujourd’hui, le prix de l’essence aux Etats-Unis est supérieur de plus de 60 cents par gallon par rapport aux prévisions basées sur le cours du brut.

Alors que le prix du pétrole s’est envolé de près de 40% au premier semestre 2022, les marges de raffinage ne cessent d’augmenter. Le «crack spread», qui est la différence entre le prix du brut et celui des produits raffinés, se situait historiquement aux alentours des 20 dollars. Aujourd’hui, ce chiffre se situe aux alentours des 60 dollars. Les plus grandes sociétés américaines de raffinage, telles que Valero et Marathon Petroleum, affichent les marges bénéficiaires les plus élevées depuis des décennies.

L’explosion des marges de raffinage (et ses conséquences sur les prix à la pompe) ne s’arrête pas aux frontières américaines – il s’agit d’un phénomène global qui touche aussi le continent européen (cf. graphique ci-dessous).

Comment expliquer une telle appréciation des marges? La raison principale est la diminution des capacités de raffinage.

La baisse des capacités

Comme le montre le graphique ci-dessous (partie haute), les capacités de raffinage aux Etats-Unis (zone grise) n’ont cessé de diminuer depuis 2020 faisant monter les taux d’utilisation à un niveau proche de 100%.

Sur la partie basse du graphique, on s’aperçoit que les Etats-Unis ont perdu depuis mi-2020 plus d’un million de barils de brut par jour en termes de capacité de raffinage. Il s’agit de la plus forte baisse jamais enregistrée.

Ce phénomène n’est toutefois pas spécifique aux États-Unis, puisque la réduction mondiale de la capacité quotidienne approche les trois millions de barils.

En réalité, de nombreux facteurs expliquent ce phénomène de baisse des capacités de raffinage. Citons entre autres des événements météorologiques extrêmes, des erreurs dans la prévision de la demande et le retrait du marché des raffineries localisées en Russie du fait du conflit avec l’Ukraine.

Néanmoins, la cause la plus importante de cette réduction des capacités de raffinage est l’important mouvement de baisse des investissements qui a lieu dans cette industrie. Un phénomène qui n’est d’ailleurs pas récent puisque le nombre de raffineries est en diminution depuis le début des années 1980.

En effet, aucune nouvelle raffinerie importante n’a été construite depuis la fin des années 1970 alors même que nombre d’entre elles ferment ou sont intégrées dans des grands groupes pétroliers. L’année dernière, pour la première fois depuis des décennies, le nombre de fermetures de raffineries a dépassé celui des nouvelles capacités construites. Une tendance qui a engendré la situation que nous connaissons actuellement: une capacité de raffinage insuffisante pour répondre à la demande. En cas d’un événement météorologique défavorable ou d’une perturbation imprévue, le déséquilibre entre offre et demande devient très important et débouche sur des marges encore plus élevées.

Alors que les raffineries sont pointées du doigt par les politiques, le fait est que ces compagnies opèrent dans les limites légales et que les lois antitrust n’interdisent en aucun cas le mouvement de hausse des marges.
Signalons également que les sociétés de raffinage ont tendance à suivre l’évolution de certains indicateurs de marché afin de prévoir la demande. Lorsque les blocages induits par le COVID ont commencé, l’industrie du transport s’est arrêtée et la plupart des entreprises prévoyaient une baisse de la demande de pétrole à l’avenir.

Si l’on ajoute à cela le fort mouvement sociétal de ces dernières années favorisant la mobilité douce et la transition énergétique, on comprend pourquoi les groupes pétroliers ont eu tendance à réduire leurs capacités de production.

Mais dès 2021, la demande en énergie est repartie beaucoup plus fortement que prévu. Et après des années de très fortes pressions de la part des gouvernements pour réduire les énergies fossiles et favoriser les alternatives vertes, les compagnies pétrolières sont peu enclines à augmenter à nouveau leurs capacités. Ces entreprises ont été tellement dissuadées de développer leurs activités que les PDG de certains grands groupes pétroliers sont allés jusqu’à dire qu’aucune nouvelle raffinerie ne serait plus jamais construite aux États-Unis. Compte tenu des ressources et des importants investissements nécessaires à la construction d’une raffinerie et devant les pressions exercées par les lobbies environnementaux, il n’existe actuellement pas de solution viable à court terme.

Les solutions pour faire pression sur les prix de l’essence

Bien qu’aucune solution adéquate immédiate ne semble exister à l’heure actuelle pour faire pression sur les marges de raffinages, les gouvernements peuvent utiliser certains outils pour atténuer la flambée des prix à la pompe. Parmi les plus populaires, on trouve l’utilisation de la fiscalité de deux manières: l’imposition de taxes exceptionnelles ou la réduction de la taxe nationale sur l’essence. Cette dernière solution a d’ailleurs déjà été proposée par le président américain Biden, qui a demandé une suspension de trois mois de la taxe nationale sur l’essence pour tenter de compenser les prix record du carburant. Le pétrole brut représente un peu plus de 50 % du prix de l’essence, les coûts de raffinage, les taxes fédérales et les coûts de distribution constituant la moitié restante, avec une pondération presque égale. La suppression de cette taxe pourrait donc avoir un impact substantiel sur les prix des carburants pour les consommateurs. Ce remède ne va pas résoudre le déséquilibre entre l’offre et la demande de produits pétroliers, mais il sert au moins de point de départ pour juguler la hausse des prix à court terme.

Autre solution: faire pression sur la demande. A ce jour, les Etats-Unis mènent une politique monétaire restrictive. La hausse des taux d’intérêt devrait à terme faire augmenter le chômage et diminuer les salaires, ce qui devrait de facto peser sur la demande. Toutefois, il faut souligner la nature inélastique inhérente à la demande d’énergie. De nombreuses activités quotidiennes nous obligent à se déplacer et il y a de fortes chances que le carburant soit impliqué dans ce processus. Imposer des conditions de récession ne fera que restreindre l’accès des ménages à faibles revenus à cette ressource, les plongeant encore plus dans la précarité. Sans avoir d’impact important sur la demande d’essence.  

A terme, la réduction des prix à la pompe devra se résoudre via une amélioration de la situation de l’offre. Ce qui implique d’augmenter à nouveau les capacités de raffinage. Il s’agit donc pour les sociétés pétrolières d’inverser un cycle qui a commencé il y a plusieurs années: celui de la forte baisse des investissements productifs en énergies fossiles. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a changé la donne concernant la sécurité énergétique de nombreux pays développés. Il est désormais urgent d’adopter une politique pragmatique qui continue d’investir dans la transition énergétique tout en incitant les groupes pétroliers à augmenter les capacités de production d’énergie fossiles ces prochaines années. D’ailleurs, l’Allemagne vient de faire pression pour que les pays du Groupe des Sept reviennent sur un engagement qui mettrait fin au financement de projets d’énergie fossile à l’étranger d’ici la fin de l’année. Ce n’est peut-être que le début d’un nouveau cycle d’investissement dans ce secteur. 

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