La guerre des monnaies aura bien lieu

Michel Girardin, Université de Genève

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Vouloir renforcer davantage un franc déjà fort témoigne de la détermination de la BNS à gagner la guerre inversée des monnaies.

Après la crise de 2008, nombreuses étaient les banques centrales qui cherchaient à déprécier leur monnaie. La priorité absolue était de relancer la croissance. Aujourd'hui, la guerre des monnaies se fait dans le sens inverse. Il s'agit de rechercher l'appréciation monétaire à tout prix. La raison? En réduisant la facture des importations, le renforcement des devises est un excellent rempart contre l'inflation.

Parmi les pays qui cherchent à contenir les pressions inflationnistes par le biais d’une appréciation monétaire, nous trouvons… la Suisse. Si on part de l’idée que la BNS estime aujourd'hui encore que la valeur du franc est élevée, mais qu’elle tolère dorénavant son appréciation, nous pouvons même considérer que la Suisse fait la course en tête dans cette guerre «inversée» de monnaies.

Jeudi dernier, la BNS a ressorti l’artillerie lourde: en juin, elle avait pris tout le monde de court en annonçant une hausse des taux d’intérêt directeur bien avant que la Banque centrale européenne en fasse autant. Le 22 juin, c’est en annonçant un nouveau tour de vis monétaire supérieur aux attentes qu’elle crée la surprise. Le taux directeur s’inscrit dorénavant à 0,5%, mettant ainsi un terme à cette situation totalement incongrue qu'est les taux d’intérêt négatifs, instaurée en 2014.

Depuis une dizaine d’années, j’ai pris l’habitude de décortiquer les communiqués de la BNS pour me faire une idée de l’opinion que se fait notre banque centrale du franc. Jusqu’en 2017, la BNS voyait dans le franc une «nette surévaluation». Dès septembre 2017, elle a commencé à parler d'une valeur «élevée» du franc. Le 24 mars de cette année, la BNS indiquait vouloir «intervenir sur le marché des changes afin d’atténuer des pressions à la hausse sur le franc». Le 16 juin, la BNS a juste précisé qu’elle était «disposée à être active au besoin sur le marché des changes». La semaine dernière, les dirigeants de la BNS ont repris la même formule, mais en poussant le bouchon un peu plus loin: dorénavant, les voilà «disposés à être actifs au besoin sur le marché des changes, afin de garantir des conditions monétaires appropriées». J’ai dû relire deux fois cette déclaration pour être certain que la BNS indiquait être prête à intervenir pour renforcer le franc, au besoin. La confirmation est venue vers la fin du communiqué, lorsque notre banque centrale a précisé que «Si le franc devait s’apprécier de manière excessive, nous achèterions des devises. Si par contre le franc s’affaiblissait, nous envisagerions de vendre des devises.» Notez la subtile asymétrie dans cette déclaration d’intention: il faudrait que la hausse du franc soit jugée «excessive» pour que la BNS cherche à le faire baisser, alors qu’un simple affaiblissement suffirait à la faire agir dans l’autre sens. Traduction: c’en est fini de s’inquiéter de la cherté excessive du franc. Aujourd’hui, c’est l’inflation qui affole la BNS. Comme quoi, le franc peut poser problème quand il est à 1.20 contre euros, mais plus du tout quand il est à parité, voir en-dessous. Le problème du franc fort pour les exportations peut devenir une solution pour éradiquer l'inflation.

Aux orties, les inquiétudes sur la cherté excessive du franc. Aujourd’hui, c’est l’inflation qui affole la BNS.

L'inflation, une inquiétude prépondérante pour les dirigeants de la BNS? Une lecture attentive du dernier communiqué de la BNS le démontre aisément. Sous une forme ou une autre, la hausse des prix revient 27 fois dans le texte, alors que le thème de la cherté du franc n'est évoqué que 6 fois.

Mais est-il si cher qu'il y paraît, le franc? Je n'en suis pas certain.

Pour ma part, j'estime le cours d'équilibre du franc à 83 centimes contre l'euro. Si si vous avez bien lu: 0.83 francs pour acheter 1 euro, voilà la juste valeur du franc. Deux explications à cela.

Le franc devrait valoir 0,83 contre l'euro

La première tient à la parité de pouvoir d'achat (PPA). C'est le seul outil dont nous disposons pour estimer la valeur fondamentale d'une monnaie par rapport aux taux de change des partenaires commerciaux. Concrètement, le cours d'équilibre d'une monnaie a tendance à s'apprécier si l'inflation à l'étranger augmente plus rapidement que l'inflation domestique. Or, c'est bien le constat qui doit être fait à la comparaison de l'inflation en Suisse et dans la zone Euro. Au plus fort de la pandémie en 2020, les prix à la production ont chuté de 5% dans la zone Euro, contre seulement 2,5% en Suisse. Aujourd'hui, ces mêmes prix augmentent de 40% chez nos voisins européens (40%!), contre seulement 4% en Suisse. Il serait donc justifié que la valeur d'équilibre du franc s'apprécie de la différence, à savoir 36% sur les 12 derniers mois. Ce différentiel d'inflation, c'est en fait la pente de la courbe en orange sur le premier graphique. C’est elle qui donne la valeur du franc propre à équilibrer les pouvoirs d'achat dans la zone Euro et en Suisse. Depuis la création de l'euro, la pente est négative: la baisse continue de la courbe de la PPA témoigne d'une inflation plus marquée dans la zone Euro, justifiant une appréciation du franc. Depuis une année, l'augmentation vertigineuse des prix à la production dans la zone Euro a fait que la courbe de la PPA est passée sous la courbe en bordeaux qui indique le taux de change actuel du franc contre l'euro. A 0,95 pour ce dernier, contre 0.83 pour la PPA, le franc est donc officiellement sous-évalué de quelques 14%.

A chaque fois que l'écart des taux augmente à la faveur de l'euro, le franc s'apprécie

La deuxième explication tient à l'évolution de l'écart entre les taux d'intérêt à court-terme de l'euro et celui du franc. Mais attention, il ne faut pas regarder l'évolution de ces taux en terme nominaux, mais réels, ces derniers résultant de la soustraction de l'inflation aux premiers. En effet, l'explication selon laquelle le franc devrait se déprécier chaque fois que les taux d'intérêt à court terme nominaux augmentent plus rapidement dans la zone euro qu'en Suisse ne tient pas. Jugez plutôt. Sur le deuxième graphique, chaque fois que l'écart des taux d'intérêt augmente à la faveur de l'euro (la courbe en orange sur l'échelle de droite), l'appréciation du franc s'est accélérée. Le phénomène a été le plus marqué en 2015, juste après que la BNS ait introduit les taux d'intérêt négatifs.

La politique plus restrictive de la BNS nous ramène à un cours d'équilibre de 0,83 franc pour 1 euro

Le troisième et dernier graphique confronte la valeur du franc contre l'euro et l'écart des taux, mais cette fois sur base réelle. Ce dernier nous montre qui de la BNS ou de la BCE mène la politique monétaire la plus restrictive, susceptible de renforcer sa monnaie. L'écart de moins 5,2% entre les taux réels dans la zone euro et la Suisse indique clairement que la BNS veut gagner la guerre des monnaies. Cet écart nous ramène d'ailleurs à la valeur de 0,83 pour la parité CHF / EUR.

Moralité: quand on aime la cherté du franc, on ne compte pas les hausses de taux nécessaires à la maintenir.

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