La Grande Erosion

Wilfrid Galand, Montpensier Finance

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Il sera nécessaire d’accroître le volume de travail global de nos économies, en particulier là où il est déjà le plus faible.

Marges sous pression, effritement du pouvoir d’achat, baisse de la croissance potentielle, les fragmentations géopolitiques ouvrent une nouvelle ère économique. L’Europe devra s’organiser pour échapper à la Grande Erosion.

Après la COVID, qui a mis brutalement en lumière les fragilités logistiques nées de l’interdépendance des économies, le retour de la guerre en Europe vient accélérer les décisions visant à renforcer la résilience des nations et des zones géographiques régionales. Ceci ne sera pas sans conséquence sur l’environnement économique mondial.

Pour appréhender cette nouvelle donne, beaucoup font référence à la «stagflation» des années 1970. Il est vrai que deux caractéristiques paraissent similaires dans les deux périodes : une forte hausse des prix – plus de 15% annuellement par moments en Europe comme aux Etats-Unis – alimentée par l’explosion des prix du pétrole, et une baisse de la croissance par rapport à la décennie précédente.

Néanmoins, à ce jour, il y a deux différences très profondes entre les années 1970 et le début de la décennie 2020. Tout d’abord, jusqu’ici en tout cas, les salaires restent à la traine des prix. Même aux Etats-Unis, en pointe dans le mouvement de revalorisation des revenus, la progression salariale annualisée reste inférieure de deux points à la progression des indices d’inflation. Il n’y a donc pas cette «spirale prix-salaires», qui, selon Robert Gordon, mettait la dernière main, après la montée des matières premières et les perturbations de l’offre, au triangle inflationniste.

La deuxième différence réside dans la stabilité des principales devises, et tout spécialement du dollar. Entre le 1er janvier 1970 et le 1er janvier 1980, le dollar s’était en effet déprécié de plus de 90% face à l’or et de plus de 50% face au Deutsche Mark. La fin du système de changes fixes de Bretton Woods en 1971, puis les accords de la Jamaïque en 1976 avaient conduit à un maelstrom monétaire qui avait accéléré l’inflation mondiale.

Rien de comparable aujourd’hui: l’euro, le yuan et le dollar évoluent dans des bandes de fluctuation étroite et le dollar a plutôt tendance à se renforcer ces dernières semaines. Ce n’est donc pas un nouvel épisode de stagflation que nous vivons, et un nouveau Paul Volcker et son mantra du «dollar fort» ne va pas venir régler le problème.

Ce qui est devant nous est un phénomène radicalement différent, la Grande Erosion. Cet environnement se caractérise d’abord par la progression rapide de la base de coûts de l’économie mondiale. Coûts énergétiques et de matières premières évidemment, encore renchéris par la guerre en Ukraine, coûts d’approvisionnement, coûts écologiques, et bien sûr coûts financiers après l’envolée de la dette.

Cette progression des coûts a trois conséquences majeures qui permettent de caractériser ce nouveau paradigme économique. La première est une érosion du pouvoir d’achat des populations, dont les revenus ne progressent pas au même rythme que les prix. Ceci nécessitera des accompagnements fiscaux et sociaux significatifs pour éviter une trop grande fragilisation du tissu social.

La deuxième est une érosion probable – toutes choses égales par ailleurs – des marges des entreprises, affectées par la hausse du prix des intrants et de celle des salaires. On observe d’ailleurs depuis six mois que la hausse des prix à la production est largement supérieure à celle des prix à la consommation, en Chine comme aux Etats-Unis ou en Europe.

La troisième, plus générale et à moyen terme, est une baisse de la croissance potentielle. La multiplication des «zones de souveraineté» dans le commerce international, la pression à la hausse des prix de l’ensemble des matières premières et la baisse tendancielle de la démographie, risquent de diminuer significativement l’efficience de l’économie mondiale dans les prochaines années.

Dans ce contexte difficile, plusieurs conclusions s’imposent spécifiquement pour l’Europe. Tout d’abord, pour maintenir d’indispensables perspectives de prospérité et d’optimisme pour des peuples mis à rude épreuve par la succession de crises, il sera nécessaire d’accroître le volume de travail global de nos économies, en particulier là où il est déjà le plus faible.

Ensuite, la fracturation du monde en plaques économiques de moins en moins connectées imposera de nouvelles règles de concurrence et de fonctionnement du marché intérieur. Celles-ci devront être cohérentes avec le nouvel impératif de souveraineté. L’objectif, dans un continent où la suradministration n’est jamais loin, est d’éviter d’ajouter des blocages internes et des pertes d’efficience européennes à une sous-optimalité globale.

Enfin, l’initiative entrepreneuriale devra être encouragée pour diffuser et intégrer les innovations et le progrès technologique et tenter de compenser ainsi la baisse de la croissance potentielle via une augmentation de la productivité.

C’est probablement là que réside le facteur d’espoir pour les investisseurs européens: à la différence des années 1970, la diffusion de l’innovation sur le continent est déjà rapide et puissante. Tous les secteurs sont concernés, et le mouvement des citoyens vers l’entrepreneuriat ne cesse de progresser. Le rôle positif des entreprises a été reconnu lors de la pandémie, la dynamique doit être confirmée en ces temps tragiques pour le continent, la création de valeur ne sera pas la victime de la «Grande Erosion»!

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