La banque centrale européenne, dès cette semaine, aura un rôle déterminant pour le soutien de l’économie européenne et bien entendu des marchés.
Le conflit en Ukraine a provoqué un triple virage de l’Allemagne: militaire, énergétique et budgétaire. Ce renversement politique spectaculaire aura des implications majeures pour l’Europe. Le 24 février 2022, jour de l’entrée des troupes russes en Ukraine, marquera un changement d’époque pour l’Allemagne.
Jusqu’ici, et depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le pays s’était ancré à un triple pivot: un pivot militaire faible sous ombrelle américaine, un pivot économique puissant appuyé sur son tissu d’entreprises de moyennes et grandes tailles, tourné vers l’exportation et développant des liens étroits avec l’Europe centrale en matière industrielle et avec la Russie pour l’énergie, et un pivot budgétaire prudent focalisé sur l’équilibre des finances publiques.
L’irruption soudaine de la guerre à quelques centaines de kilomètres à l’Est de ses frontières orientales a généré Outre-Rhin un triple virage spectaculaire.
Un virage militaire d’abord. Longtemps délaissée, la Bundeswehr fait l’objet régulièrement de rapports accablants quant à la très faible disponibilité de ses matériels. A titre d’exemple, un rapport de 2020 pointait que seuls huit hélicoptères d’attaque Tigre sur cinquante-trois étaient en état de voler et douze hélicoptères de transport NH90 sur quatre-vingt-dix-neuf.
Cette époque est révolue: la Bundeswehr va être renforcée et modernisée. Une enveloppe de cent milliards d’euros est prévue immédiatement et le gouvernement a pris l’engagement de consacrer désormais annuellement 2% du PIB du pays à sa défense. En outre le pays ne s’interdit plus d’exporter des armes vers des zones de conflit, revenant sur un précepte de plus de soixante-dix ans.
Un virage énergétique ensuite. Depuis la signature du projet de gazoduc NordStream 1 en 1997, mis en service en 2012, l’Allemagne n’avait eu de cesse de nouer un partenariat étroit avec la Russie pour ses approvisionnements énergétiques. Ce tropisme a été renforcé après l’accident de Fukushima et l’engagement d’abandonner l’énergie nucléaire, concomitant avec la signature avec la Russie du projet de nouveau gazoduc Nordstream 2, doublant potentiellement les capacités d’acheminement de gaz russe vers le pays. En 2021, le pays a importé de Russie 55% de ses besoins en gaz.
Le 24 février a été un électrochoc. Après avoir hésité, Olaf Scholz a reporté «sine die» la mise en service de NordStream 2. Il a aussi annoncé envisager le report de la fermeture de ses trois derniers réacteurs nucléaires et la construction de deux nouveaux terminaux permettant d’importer du gaz naturel liquéfié. Une mise à jour stratégique complète. Seule une vraie relance du nucléaire semble encore exclue à ce stade.
Un virage budgétaire financier enfin. L’élection, à l’automne dernier, d’une coalition permettant au très rigoureux président du FPD Christian Lindner de prendre le poste de ministre des Finances, laissait présager un retour à l’orthodoxie budgétaire la plus stricte après la parenthèse de la pandémie. Ses premières déclarations allaient effectivement en ce sens. Le 14 février, dans une interview au Handelsblatt, il déclarait encore qu’il était important de «retrouver une voie contraignante pour réduire les ratios d’endettement en Europe».
Là aussi, un changement profond semble avoir eu lieu. Quelques jours après le début des opérations militaires russes, le chancelier allemand précisait que les dépenses additionnelles liées à la sécurité et à l’approvisionnement énergétique pouvaient être mises à part des engagements budgétaires. Et le 1er mars, Vladis Dombrovskis,commissaire européen en charge du budget, laissait entendre que la suspension jusqu’en décembre 2022 des règles européennes, tant sur les déficits que sur les dettes, pourrait être prolongée d’un an. Même sur l’inflation, abhorrée de tous, Christian Lindner reconnaissait au Bundestag le 28 février: «c’est peut-être le prix que nous devrons payer pour affronter Mr Poutine».
Ce triple virage allemand représente une évolution majeure pour l’Europe. Le virage militaire peut permettre au Vieux Continent de se penser et d’évoluer enfin comme une puissance de plein exercice, et non plus seulement comme un ensemble économique et juridique. Le virage énergétique est susceptible de créer l’élan industriel nécessaire pour atteindre l’indépendance énergétique, indispensable pour être pleinement souverain dans un monde de tensions.
Enfin, le virage budgétaire, en se libérant du frein de la dette et en permettant tacitement à la BCE de tolérer temporairement plus d’inflation, pourrait générer un surplus d’activité qui sera bien utile pour atténuer les effets récessifs du conflit ukrainien.
Car inutile de se voiler la face: le Momentum Economique européen, aujourd’hui très dynamique, à 67 pour la zone Euro selon notre indicateur MMS Montpensier, ne peut que souffrir de l’envolée des prix des matières premières et surtout des incertitudes et des craintes générées par «le retour du tragique».
C’est bien l’unité de l’Europe, autour d'une Allemagne ayant décidé d’assumer enfin pleinement son rôle de locomotive stratégique, d’une France se tournant courageusement vers les indispensables réformes économiques, qui se joue aujourd’hui. La banque centrale européenne, dès cette semaine, aura un rôle déterminant pour le soutien de l’économie européenne et bien entendu des marchés.