La force des meilleures idées – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

8 minutes de lecture

Bis repetita? Quand l’histoire doit expliquer le présent. Changement fondamental: comment les nouvelles idées nous préparent à l’avenir.

Du déjà vu? Assiste-t-on à un «remake» de l’inflation des années 1970 ou de l’innovation disruptive des années folles? Ou le résultat sera-t-il différent au final? Les bouleversements «épochaux» résultent de conjonctions de facteurs particuliers et souvent imprévisibles. Ce sont des idées brillantes qui déclenchent les processus de transformation et les font progresser. Aujourd’hui, face aux défis pressants de notre temps, les innovations disruptives et les avantages offerts par des capitaux bon marché créent une constellation unique en son genre, laquelle pourrait marquer l’aube d’une grande époque féconde. Néanmoins, les opportunités et les risques sont les deux côtés de la même médaille. Les investisseurs devraient s’y préparer.

1. Bis repetita? Quand l’histoire doit expliquer le présent

C’est un fait indéniable: les comparaisons historiques sont généralement bancales. En effet, les contextes changent, les constellations ne sont jamais semblables. Néanmoins, certains comparent l’évolution actuelle des prix avec l’inflation des années 1970. D’autres estiment que la transformation rapide intervenant dans l’économie, la science et la société rappelle celle des années 1920. Un regard en arrière s’impose pour pouvoir aller sereinement de l’avant. 

Stagflation? Zoom sur la constellation des années 1970

J’ai expliqué à plusieurs reprises, dans cette lettre d’information, pourquoi les comparaisons avec l’inflation ou la stagflation des années 1970 étaient épineuses. Bien sûr, c’est à cette époque que des entreprises comme Apple ou Microsoft ont vu le jour, tout comme les premiers ordinateurs personnels et des jeux vidéo tels que Pong ou Pac-Man, mais leur essor économique n’est intervenu que bien plus tard. 

Crises pétrolières de 1973 et 1979, pouvoir des syndicats, spirales prix-salaires en découlant, chômage structurellement élevé, stagnation de l’économie, situation des marchés boursiers, des bénéfices des entreprises et de la productivité: autant de facteurs qui divergent entre hier et aujourd’hui. Alors qu’ils avaient tous contribué, il y a un peu plus de cinquante ans, à accentuer l’inflation et à faire baisser considérablement la productivité mesurée, cette dernière est actuellement en forte augmentation. Elle explique (comme je l’entends dire aussi par des entrepreneurs dans bien des conversations) pourquoi de nombreuses régions n’enregistrent pas de spirale inflationniste en dépit de l’étroitesse des marchés du travail. Au contraire, dans la plupart des pays riches, les salaires, les bénéfices et les marges bénéficiaires sont actuellement en hausse. Pour rappel: durant les années 1970, le président américain Gerald Ford avait lancé l’acronyme «WIN» pour «Whip Inflation Now» (combattez l’inflation maintenant). A l’époque, le renchérissement et le chômage - outre la guerre froide et les crises pétrolières - dominaient le débat public et avaient un effet parfois traumatisant. Pourquoi n’est-ce pas le cas aujourd’hui? L’augmentation de la productivité, les innovations technologiques, le niveau bas des taux d’intérêt et de fortes injections de capital-risque par des investisseurs professionnels créent de la valeur ajoutée pour tous.

Ce que nous enseignent les années folles

Qu’il s’agisse de robots, de numérisation ou d’intelligence artificielle, les changements qu’apportent aujourd’hui les avancées technologiques dans notre vie et notre économie sont au moins aussi disruptifs que ceux survenus pendant les années folles. Même si, comme nous l’avons dit, les comparaisons historiques sont toujours bancales, il est possible de tirer des parallèles intéressants avec les années 1920, une période riche en bouleversements. 

Bon nombre d’artistes ont perçu que ces années du siècle dernier reflétaient une période de transition. Les progrès techniques et la fin de la Première Guerre mondiale ont suscité de grandes aspirations bien que les espoirs de paix aient été terriblement déçus. Le film du siècle «Metropolis», réalisé par Fritz Lang, ainsi que les toiles des peintres futuristes ont montré à quel point les évolutions technologiques changeaient la société. Le long-métrage de Charlie Chaplin intitulé «Les Temps modernes» a illustré comment la technologie pouvait asservir l’homme. Autant de constats pertinents qui semblent toujours d’actualité au vu de notre dépendance vis-à-vis des smartphones. 

Bouleversements en accéléré

On pourrait tirer un autre parallèle avec une époque bien antérieure: l’âge de pierre. Comme chacun le sait, cette ère ne s’est pas achevée faute de pierres, mais plutôt parce que la force de meilleures idées a conduit à l’âge des métaux. Aujourd’hui, de tels bouleversements «épochaux» surviennent en accéléré. En effet, grâce à l’Internet des objets, à l’informatique quantique, aux marchés des capitaux extrêmement sensibles ou encore à la loi de Moore sur la dynamique exponentielle des innovations techniques, le laps de temps s’écoulant entre la naissance d’un concept et le prototype a rarement été plus court qu’aujourd’hui. 

Une opportunité à 20’000 milliards de francs

Les défis posés par le changement climatique, par exemple, suscitent depuis longtemps une multitude d’idées nouvelles et d’innovations disruptives, dont le besoin se fait d’ailleurs pressant, car la transition de l’ère industrielle des énergies fossiles vers une économie mondiale climatiquement neutre est un phénomène «épochal». Il s’agit en effet de la plus grande transformation subie par notre économie depuis plus de cent ans. Bien que cette évolution soit tardive, coûteuse et de longue durée, nous ne devons pas perdre de vue les fruits qu’elle va porter selon toute probabilité. Dans une étude très remarquée, l’agence de notation américaine Moody’s1 estime que les opportunités économiques liées à la décarbonation représenteront plus de 25% du PIB mondial au cours des deux prochaines décennies. A titre de comparaison, ce pourcentage correspond à quelque 20’000 milliards de francs, soit plus de dix fois la capacité économique annuelle de l’Italie ou du Canada. Il n’est donc pas étonnant que cette opportunité du siècle mobilise déjà une force insoupçonnée d’idées, de capitaux et d’innovations concrètes. Jetons donc un coup d’œil sur son large spectre. 

2. Changement fondamental: comment les nouvelles idées nous préparent l’avenir

L’esprit d’entreprise au service de la transition énergétique

Avec un groupe très sélect composé des entrepreneurs et des investisseurs les plus performants du monde, le fondateur de Microsoft, Bill Gates, a créé en 2015 Break-through Energy. Ce fonds d’incubation investit dans des technologies évolutives qui devraient permettre de décarboner l’économie d’ici à 2050. Une rapide visite de son site web confère une vision prometteuse de la transition énergétique. À titre d’exemple (à ne pas considérer comme une recommandation de placement), nous examinons ici quelques entreprises se trouvant dans son portefeuille ainsi que leurs technologies.

Un carburant respectueux du climat développé par la start-up américaine ClearFlame Engine Technologies promet de remplacer le lourd diesel consommé par les camions, les générateurs ou les tracteurs, sans efforts de conversion ni perte de performance. Cofinancée par Bill Gates et la National Science Foundation, cette entreprise espère que son carburant fera une percée disruptive dans le secteur de la logistique en 2022 déjà. En effet, les réglementations californiennes très strictes en matière d’émissions met cette attrayante opportunité commerciale à portée de main.

Commonwealth Fusion Systems, une société spin-off du célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Cambridge dans le Massachusetts, près de Boston, développe des centrales à fusion thermonucléaire compactes. Alors que ce processus semble être un rêve irréalisable de la science depuis des décennies, les créateurs de l’entreprise espèrent faire un saut quantique, notamment grâce au développement de matériaux conducteurs résistants à de hautes températures. Le premier prototype de réacteur à fusion devrait être mis en service en 2022. Son succès constituerait un grand pas en avant pour le monde, pour le climat, et bien sûr pour les fondateurs et les investisseurs de l’entreprise.

Cubic PV, une autre société spin-off du MIT, élabore des panneaux solaires dont l’efficacité devrait être supérieure de 30% à celle des systèmes standard grâce à de nouveaux matériaux. Globalement, la performance et les prix des installations solaires ont évolué de manière plus favorable que ceux des puces informatiques ces dix dernières années. Cet exemple montre que l’association de l’innovation technique et du succès économique peut déployer une force inexorable.

H2Pro, une société spin-off du Technion (Israel Institute of Technology) à Haïfa, a développé une technologie innovante permettant de produire de l’hydrogène de manière durable. En 2020, elle a remporté le prix «Shell New Energy» face à des concurrents internationaux. Cet exploit met en évidence que l’ancienne économie et la nouvelle ne doivent pas s’opposer l’une à l’autre, mais créer une symbiose, laquelle peut également présenter de l’attrait pour les investisseurs.

La science et l’économie s’intéressent depuis longtemps à l’hydrogène en tant qu’alternative sûre et efficace aux carburants fossiles. Face à la crise pétrolière des années 1970, le constructeur automobile japonais Toyota avait déjà expérimenté cette technologie. Aujourd’hui, certains voient des perspectives attrayantes dans son utilisation pour la propulsion des bateaux et des avions. En effet, comme les batteries sont trop lourdes pour ces moyens de transport, l’hydrogène pourrait constituer une solution de rechange relativement légère et sans émissions. En 2022, une société spin-off de l’université de Delft lancera en Hollande un prototype d’aéronef à hydrogène. Quant à l’entreprise californienne ZeroAvia, elle veut mettre sur le marché des avions à hydrogène pouvant accueillir jusqu’à vingt passagers dès 2023, et plus de cent personnes d’ici à 2030. Et bien d’autres concurrents veulent imposer la force de meilleures idées dans ce domaine d’activité potentiellement disruptif.

Les voiliers sont généralement utilisés à des fins sportives. Mais le fabricant français de pneus Michelin, la société japonaise de logistique MOL ou encore le concepteur italien de bateaux Naos-Design sont convaincus que des voiles stables ou gonflables peuvent elles aussi réduire de manière significative la consommation de carburant des grands porte-conteneurs. Si l’UE étend son système de certificats de CO2 au transport maritime l’année prochaine, cette idée prometteuse pourrait bénéficier du soutien des autorités et offrir de nouvelles possibilités d’expansion, également aux entreprises établies de longue date.

Bâtiments respectueux du climat

L’exploitation des bâtiments compte parmi les cinq plus grandes sources d’émissions de CO2. Des entreprises comme 75F, mais aussi des sociétés bien établies telles que Siemens, Dormakaba ou Johnson Controls sont des leaders dans le domaine de l’automatisation des bâtiments, dont le but consiste à économiser de l’énergie et à améliorer la qualité de l’air. L’UE exige et promeut des technologies comparables. Selon les estimations d’experts, le marché européen de l’automatisation des bâtiments devrait progresser de plus de 17% par an et s’élever de 3,3 à 10,4 milliards de francs d’ici à 20282.

Réduction des émissions dans les secteurs critiques

La société suisse Climeworks, spin-off de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, est le leader mondial de la technologie de captage du carbone, qui consiste à capter le dioxyde de carbone dans l’air et à le réutiliser ou à l’éliminer de manière climatiquement neutre. Cette entreprise innovante crée ainsi plusieurs situations gagnant-gagnant: tout en réduisant les coûts des entreprises fortement émettrices de CO2, elle permet par exemple d’enrichir l’eau minérale en gaz carbonique pour la rendre pétillante, dans le respect du principe de durabilité. 

L’entreprise irlandaise Ecocem et l’entreprise spécialisée SolidiaTech comptent parmi les perturbateurs du marché mondial du ciment. Toutes deux font état d’une liste impressionnante de constructions réalisées, de clients et d’investisseurs, et elles affirment pouvoir réduire jusqu’à 70% les importantes émissions liées à la production de ciment. L’année dernière, LafargeHolcim a conclu un partenariat stratégique avec Solidia3

Meilleures batteries

Les batteries destinées à la mobilité électrique constituent un vaste domaine d’activité pour les chercheurs et les développeurs. Des entreprises comme Redwood Materials, dans le Nevada, se spécialisent dans le recyclage des montagnes de batteries susceptibles de se constituer étant donné que leur marché croît de plus de 10% par an. Quantum Scape est une société californienne qui se concentre sur l’amélioration des batteries classiques au lithium. Elle a développé des produits qui sont plus sûrs, plus durables et plus efficaces que les batteries traditionnelles. L’entreprise suédoise Northvolt, dans laquelle le constructeur automobile allemand Volkswagen détient une participation de 20%, exerce une activité similaire. Selon ses dires, elle fabrique des batteries qui peuvent être rechargées plus de mille fois, dont les émissions à la production sont réduites de 80% et qui sont recyclables à 97%. ONE (Our Next Energy) est une autre start-up de ce secteur mondial en plein essor. Elle conçoit, pour les SUV et les poids-lourds, des batteries qui se rechargent plus rapidement, qui confèrent une plus grande autonomie et qui sont également plus faciles à recycler.

Agriculture verticale

Si l’agriculture fait partie des cinq plus grandes sources d’émissions de carbone, elle recèle également un grand potentiel en termes d’application d’innovations techniques. Pour l’instant, les fermes verticales se limitent encore à des produits de grande qualité aisément transportables. Elles fonctionnent comme des serres où s’élèvent des étagères superposées. Ce sont surtout des capteurs, des robots logistiques, un éclairage LED et des systèmes d’arrosage finement calibrés qui veillent à ce que les plantes bénéficient d’une luminosité et d’une irrigation optimales, qu’elles soient cultivées sans pesticides et qu’il soit possible de réduire jusqu’à 90% la consommation d’eau et d’électricité. Ces installations étant situées à proximité des consommateurs, les coûts de transport sont faibles. Les entreprises IronOx (Etats-Unis) et Jones Food Company (Grande-Bretagne) exploitent respectivement les plus grandes fermes verticales des Etats-Unis et d’Europe. Ce type d’agriculture a également le vent en poupe en Asie, en Australie et en Israël. 

Produits de substitution pour la viande et le poisson

Une autre vague d’innovations dans la branche alimentaire mondiale va transformer le secteur de la viande et du poisson. L’élevage industriel est une importante source d’émissions, il consomme d’énormes quantités d’eau et se révèle extrêmement inefficace sur le plan macroéconomique. Rien d’étonnant donc à ce qu’il se heurte à des réticences croissantes chez les consommateurs, du moins dans les pays riches. 

Des entreprises telles que la start-up israélienne SuperMeat, le producteur américain Beyond Meat ou encore Finlessfoods, un fabricant de substituts de poisson innovants, ouvrent peut-être la voie. Selon ses dires, SuperMeat a déjà réussi à faire baisser le coût de production dʼun burger au poulet de quelque 2’300 francs en 2018 à neuf francs actuellement. Si cette entreprise parvient à confectionner ses produits de manière industrielle en 2022, elle devrait déjà pouvoir rivaliser avec les grandes chaînes de restauration rapide. Finlessfoods affirme avoir réduit le coût d’un kilo de substitut de thon de l’équivalent de 615'000 francs à 410 aujourd’hui. 

En résumé

La force des meilleures idées, que ce soit dans les entreprises, les universités ou les laboratoires, est le moteur qui façonnera notre avenir. Précédant généralement la politique, elle est encouragée par celle-ci, dans une configuration idéale. C’est ainsi que se prépare le terrain pour des innovations disruptives. Peut-être comme dans les années folles…

3. Implications pour les investisseurs

Les entreprises susmentionnées ont été sélectionnées uniquement à titre d’illustration. Il ne s’agit pas de recommandations de placement. Le but est plutôt de donner une idée du vaste éventail d’idées disruptives qui émergent dans notre époque en pleine transformation. En effet, les petites start-up d’aujourd’hui peuvent devenir demain les grands «acteurs du changement», que ce soit seules ou dans le cadre d’alliances stratégiques avec des leaders du marché.

La décarbonation et la numérisation de nombreux domaines de la vie marquent peut-être l’aube d’une décennie de bouleversements fondamentaux. Pour que les sociétés évoluent, il faut non seulement des opportunités, mais aussi un sentiment d’urgence. Or, ce sentiment est actuellement suscité par la pandémie, le changement climatique et la recherche de conditions de vie décentes par des millions de personnes déplacées (qui se trouvent souvent à notre porte). Parallèlement, le capital-risque bon marché, la mondialisation et la force des marchés des capitaux peuvent réduire le laps de temps s’écoulant entre une innovation requise d’urgence et la maturité de marché nécessaire. 

Il est bien possible que les bouleversements de la décennie à venir génèrent autant de perdants que de gagnants spectaculaires, mais il n’est pas possible de déterminer comment ceux-ci seront répartis en observant les valeurs moyennes des fluctuations boursières. Cette situation présente donc des risques et des opportunités pour les investisseurs, lesquels trouveront ci-après trois constats à prendre en considération:

  1. Rester investi en 2022 également. L’économie mondiale et les marchés boursiers sont loin d’avoir atteint leurs limites. Bien au contraire. L’économie ne manque ni de moyens ni d’idées pour obtenir de solides résultats commerciaux l’année prochaine.
  2. Une approche «core-satellite» permet d’opérer des placements thématiques pour compléter un portefeuille largement diversifié.
  3. Au cœur d’un portefeuille, il faut donner la priorité à une bonne diversification et à un solide processus d’investissement. Ce sont les placements satellites thématiques qui présentent le plus de marge de manœuvre en matière de gestion active, une gestion qu’offre une sélection judicieuse de fonds appropriés dans ce domaine.

 

1 Moody’s (2021): Ready or not? Sector Performance in a Zero-Carbon World
2  Fortune Business Insights (2021): Europe Smart Building Market Size, Share & COVID-19 Impact 
Analysis
3 Holcim (2020): LafargeHolcim ramps up partnership with Solidia Technologies to capture CO2 in building materials

A lire aussi...