Globalement saluée, la publication des premiers standards de l’ISSB suscite des réactions mitigées en Europe.
«La durabilité n’est plus une question de valeurs. C’est une question de valeur.» Ces propos ont été tenus fin juin par Emmanuel Faber, président du International Sustainability Standards Board (ISSB), dans le magazine Fortune. Emanation de l’International Financial Reporting Standards (IFRS), organisme chargé des normes comptables internationales, l’ISSB vient de publier ses deux premiers standards de reporting de durabilité, IFRS S1 et IFRS S2.
Une question de valeur (au singulier), car l’ambition de l’ISSB est de fournir un modèle uniforme de divulgation de données de durabilité par les entreprises qui amènera les investisseurs à considérer ces données comme des risques et des opportunités économiques et à en tenir compte dans leurs décisions d’investissement, indépendamment de leurs valeurs (au pluriel). Cette démarche répond à l’appel des Etats membres du G20 et des organismes de surveillance des marchés boursiers (IOSCO).
Dans un premier temps, l’ISSB s’est concentrée sur les questions climatiques. Emmanuel Faber prend l’exemple des voitures à essence qui seront interdites dans l’Union européenne et en Californie dès 2035, car émettrices de CO2. Lorsque les investisseurs sauront quelle part de l’activité des fabricants d’automobiles est concernée par une telle interdiction, quelle part est à risque, cela va changer la donne («game changer»). Pour les investisseurs, c’est une information de grande valeur. Et le président de l’ISSB d’imaginer les entreprises publier des avertissements climatiques sur le modèle des avertissements sur les bénéfices. Président de la fondation IFRS, Erkki Liikanen pense que ces nouvelles normes de divulgation de données climatiques «ont le potentiel de faire bouger les prix du marché».
La publication des premiers standards de l’ISSB a suscité bon nombre de réactions positives à l’échelle internationale. Pour Stephanie Pfeifer, qui dirige un important groupe d’investisseurs institutionnels (Institutional Investors Group on Climate Change), ces standards «créent une base de référence cohérente à l'échelle mondiale sur laquelle nous devons nous appuyer, tant au niveau mondial que local, pour répondre à l'évolution des besoins des entreprises, des investisseurs et de la société civile».
Enthousiasme similaire chez Larry Bradley, responsable global de l’audit chez KPMG: «Je pense que le risque climatique est un risque commercial. Depuis des années, les décideurs du monde entier réclament de la cohérence, de la clarté et de la coopération. Ce moment est arrivé, et il est temps pour nous tous de le faire fonctionner.» Pour Klaus Schwab, fondateur et président du World Economic Forum, ces nouvelles règles «vont permettre aux investisseurs et parties prenantes d'acquérir une compréhension globale des performances d'une entreprise et de son engagement en faveur de la création de valeur durable».
En Europe, les réactions sont mitigées: on entend bien sûr des voix positives, notamment en Grande Bretagne, mais sur le continent, des opinions sceptiques et critiques s’expriment également. Il faut dire que l’Union Européenne développe ses propres normes de divulgation d’informations de durabilité (European Sustainability Reporting Standards - ESRS), et que celles-ci reposent sur une vision qui diffère de celle portée par l’ISSB. L’UE ne rejette pas l’approche défendue par l’ISSB, qui consiste à se focaliser sur les risques que la durabilité fait peser sur le bilan des entreprises (on parle de matérialité simple); mais elle considère que cette approche est insuffisante et qu’il faut aussi demander aux entreprises de divulguer les impacts qu’elles ont sur la société et sur l’environnement, même si ces impacts n’ont pas d’implications financières apparentes (matérialité double).
En Europe, on estime que la durabilité n’est pas qu’une question de valeur (économique), car elle implique aussi des valeurs (morales). Philippe Zaouati, CEO de Mirova, gestionnaire d’actifs français spécialisé dans l’investissement durable et filiale de Natixis, incarne bien cette sensibilité imprégnant le Vieux Continent: «Il est clair pour tout le monde que l'objectif [de l’ISSB] est de ne prendre en compte que les effets du changement climatique sur les états financiers des entreprises. Oui, ces effets sont de plus en plus importants et leur prise en compte est une évidence pour une bonne gestion. Que cela se fasse de manière standardisée n'est pas en soi une mauvaise chose. D'un autre côté, la logique de la simple matérialité financière est mortifiante. Appliquée non seulement au climat, mais à toutes les autres questions environnementales et sociales à venir, elle signifie l'absence de responsabilité des entreprises pour l'intérêt général.»
Finalement, le succès des deux approches, l’ISSB, fondée sur la valeur, prisée des Anglo-Saxons et bénéficiant d’un soutien international, et l’ESRS, fondée sur les valeurs et défendue en Europe, dépendra de décisions politiques. Si les gouvernements adoptent des mesures fortes pour limiter les activités polluantes et favoriser les entreprises durables, alors les investisseurs privilégieront ces dernières, tant pour des raisons de valeur que de valeurs, et les deux approches auront tendance à se confondre.
Si, au contraire, les gouvernements laissent faire le marché et limitent leurs interventions, on peut se demander si les investisseurs vont spontanément et volontairement tenir compte de données de durabilité qui ne représenteraient alors que des risques relativement abstraits et théoriques. Dans cette hypothèse, on peut s’attendre à ce que l’approche défendue en Europe, invitant les investisseurs à aligner leurs placements sur leurs convictions, continue d’être défendue et appliquée; cela impliquera alors des discussions sur le devoir fiduciaire liant le gestionnaire à son client et se fera dans certains cas au prix d’arbitrages entre valeur et valeurs.