Raison d’être ou ne pas être

Antoine Mach, Covalence SA

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Telle est la question que se posent les entreprises tentées de formaliser leur attachement au capitalisme des parties prenantes.

Les entreprises n’existent pas seulement pour enrichir leurs propriétaires. La raison d’être qui les anime est plus large que cela. Elles ont aussi pour vocation de satisfaire leurs clients, leurs employés, ainsi que les communautés qui les entourent. Cette vision d’un capitalisme des parties prenantes va de pair avec la notion de développement durable, qui cherche à harmoniser l’économie, le social et l’environnement. Elle a des origines anciennes et figure au cœur de plusieurs initiatives et réglementations récentes.

Trouvant ses racines dans les coopératives et les mutuelles du XIXe siècle, l’économie sociale et solidaire défend ainsi l’utilité sociale des entreprises dans une optique de lucrativité limitée. Quant au mouvement B-Corp, né aux Etats-Unis au début du XXIe siècle et moins touchy sur la lucrativité, il octroie une certification aux entreprises s’engageant à poursuivre des objectifs à la fois économiques, sociaux et environnementaux.

En Suisse, un récent manifeste lancé par la Fondation B-Lab propose la création d’un statut juridique pour les entreprises durables.

Si l’adoption d’une raison d’être élargie aux enjeux extra-financiers a longtemps été l’apanage de petites structures, elle tente un nombre croissant de grandes sociétés. En 2019, aux Etats-Unis, les dirigeants de firmes comme Microsoft, Amazon ou Alphabet créaient la Business Roundtable, une initiative défendant la création de valeur à long terme pour les différentes parties prenantes (stakeholders) au-delà des seuls actionnaires (shareholders). La même année, la France adoptait la loi PACTE. Celle-ci demande aux sociétés de prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux dans leur gestion, et elle institue le statut d’entreprise à mission.  

En Suisse, un récent manifeste lancé par la Fondation B-Lab propose la création d’un statut juridique pour les entreprises durables. Parallèlement, un certain nombre de dirigeants promeuvent l’inscription d’une stratégie de durabilité dans les statuts des entreprises (Swiss Boards for Agenda 2030). Enfin, la Fédération suisse des entreprises (ex-ASAM) défend elle aussi un capitalisme des parties prenantes en réunissant des entités «qui se sont fixé des principes de durabilité». Le point commun de ces différentes initiatives est qu’elles soulignent l’importance d’inscrire explicitement les questions sociales et environnementales dans la mission, la raison d’être et les principes de gouvernance des entreprises.

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Devant cette effervescence autour de la raison d’être des entreprises, comment se positionnent les institutions financières helvétiques? Pionnière de la durabilité, la Banque Alternative Suisse est membre de longue date des chambres de l’économie sociale et solidaire genevoise (APRÈS-GE) et vaudoise (APRÈS-VD), ainsi que de la Fédération suisse des entreprises. Près de 25 sociétés financières suisses sont certifiées B-Corp, parmi lesquelles des spécialistes de la finance durable et des banques comme Lombard Odier, Bonhôte, Globalance, Banque Raiffeisen Région Genève Rhône et, tout récemment, Piguet Galland, filiale de la Banque Cantonale Vaudoise.

En mars 2023, Hirschel et Kramer ont publié, pour la cinquième fois, leur Responsible Investment Brand Index (RIBI). De portée internationale, cet indice évalue près de 600 gestionnaires d’actifs sur leur capacité à inscrire les pratiques d’investissement responsable dans leur marque. En 2023, pour la première fois, plus de la moitié des gestionnaires analysés expriment une raison d’être (purpose), ce qui confirme l’impression que le capitalisme des parties prenantes a le vent en poupe. C’est moins le cas aux Etats-Unis, à la traîne dans ce classement qui est dominé par l’Europe, suivie par la région Asie-Pacifique où le Japon et l’Australie se distinguent alors que la Chine progresse.

Comment se comportent les acteurs suisses dans le RIBI? Réponse avec un de ses auteurs, Jean-François Hirschel: «La Suisse compte 36% d’Avant-Gardistes, 29% de Traditionalistes, 11% d’Aspirants et 25% de Retardataires. Cela en fait un pays très en avance par rapport à l’univers mondial. Seuls le Benelux et la France comptent une proportion plus élevée d’Avant-Gardistes.» Voilà qui a de quoi réjouir les promoteurs d’une place financière suisse durable. Quels types d’institutions financières figurent parmi les leaders? «Comme dans les autres pays, le top 10 est composé de grandes maisons (UBS AM, Pictet AM) et d’acteurs de taille ‘boutique’ tels que la partie fixed income de Syz. Signe que l’investissement responsable et la cohérence en la matière n’est pas une affaire de taille, mais le résultat d’une stratégie, de convictions et d’une culture. Dans ce domaine, l’asset management est généralement plus avancé que le wealth management.»

Considérant l’ampleur des défis sociaux et environnementaux, la tendance à maximiser le profit à court terme, et la tentation de l’écoblanchiment, on ne va pas célébrer la formalisation d’une raison d’être comme une solution miracle transformant du jour au lendemain l’entreprise en parangon de vertu. Mais on lui laissera le mérite de dire une ambition, de fixer un cap, de prôner une action positive dans la durée, car «tout ce qui n’est pas écrit disparaît» (James Salter).

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