La tentation du silence vert

Antoine Mach, Covalence SA

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Par crainte du reproche d’en faire trop ou pas assez, des entreprises adoptent un profil bas sur la durabilité, ce qui pourrait nuire à leur compétitivité.

On est aujourd’hui habitué à voir les entreprises communiquer sur leur contribution à la protection de l’environnement et au progrès social. Le marketing vert est omniprésent. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Et ce phénomène ne concerne pas toutes les firmes. Certaines préfèrent passer ces aspects sous silence. C’est ce que l’on peut appeler la tentation du silence vert («écosilence», «mutisme vert», et en anglais «green muting», «green hushing»). Historiquement, ce choix a pu être motivé par différentes raisons: d’abord, par une forme de désintérêt ou d’indifférence, mais aussi par discrétion; plus récemment, par crainte de déclencher des réactions négatives.

Certains dirigeants d’entreprises considèrent que leur rôle est strictement économique et ne voient pas l’intérêt de s’engager sur des questions sociales ou environnementales, considérant celles-ci du seul ressort des gouvernements et des œuvres de charité. Cette position traduit une conception datée de la vie en société qui ignore les notions de développement durable, de responsabilité sociale de l’entreprise et de parties prenantes.

D’autres dirigeants accordent certes de l’importance aux aspects extra-financiers, qu’ils soient sociaux ou environnementaux, et cultivent une vision éthique de leur activité, mais ils ne l’expriment pas hors de leurs murs. Interrogés entre quatre yeux, ils vous diront qu’ils ont conscience de faire les choses bien mais ne se sentent pas le devoir de le démontrer. Cette attitude basée sur la confiance, l’esprit de famille, la discrétion, peut aussi exhaler un parfum de paternalisme, voire de suffisance.

Dès le début du XXIe siècle, des initiatives volontaires, suivies de réglementations contraignantes, ont amené les entreprises à se montrer plus transparentes au sujet de leurs impacts sociaux et environnementaux. Citons par exemple le Global Compact des Nations Unies (2000) et, dans le champ financier, les Principes pour l’Investissement Responsable (2005). Plus récemment, au sein de l’Union européenne mais aussi en Suisse, des lois ont été adoptées pour obliger les grandes entreprises à démontrer comment elles gèrent ces questions.

Cependant, des acteurs économiques préfèrent encore garder le silence, car ils ont peur des réactions que pourrait entraîner une communication verte de leur part. Il peut s’agir de la réaction de clients supposés indifférents, voir hostiles, aux causes sociales et environnementales. Il existe en ce moment, aux Etats-Unis, dans certains fiefs républicains, un mouvement «anti-ESG»: des opinions très critiques à l’égard de la prise en compte des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans les décisions d’investissement, facteurs qui sont jugés promoteurs d’une idéologie anti-américaine, wokiste, voire communiste; ce mouvement va jusqu’à demander le boycott des banques faisant la promotion de stratégies d’investissement durable.

Larry Fink, PDG de BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, publie au début de chaque année une «lettre aux investisseurs». En 2023, il a pris mille précautions pour ne pas froisser ces milieux sans pour autant s’aliéner la sympathie des cercles progressistes, évitant la mention de l’acronyme ESG et les références à la «démocratie actionnariale» et au «capitalisme des parties prenantes» que l’on trouvait dans sa lettre de 2022. En Suisse, un gérant de fortune indépendant nous confiait, il y a quelques années, qu’il hésitait à proposer des produits de placement durables à ses clients, «de peur de passer pour un gauchiste».

A l’inverse, le silence vert des entreprises peut aussi s’expliquer par la crainte du reproche d’écoblanchiment (greenwashing), de ne pas en faire assez, de survendre leurs initiatives liées à la durabilité. Ce cas de figure est très présent en Europe. Une récente étude de South Pole indique ainsi qu’un quart des entreprises engagées sur une trajectoire de décarbonation prévoient de ne pas communiquer sur ces efforts. Dans la gestion d’actifs, plusieurs institutions ont récemment déclassé leurs fonds en référence à la réglementation européenne SFDR, de l’article 9 (vert foncé) à l’article 8 (vert clair).

La tentation du silence vert peut donc venir de la crainte de reproches de greenwashing formulés par des organisations non gouvernementales, des associations de consommateurs, des mouvements écologistes, et relayés par les médias. Elle peut aussi résulter de la crainte d’attaques en justice: dans plusieurs juridictions, des plaintes, enquêtes et procès sont actuellement consacrés à des cas supposés d’écoblanchiment.

Du point de vue de l’intérêt public, le silence vert est problématique: il empêche d’évaluer les entreprises et de suivre leurs progrès en matière de durabilité, limite le partage de bonnes pratiques, et freine la compétition vertueuse, la course au plus responsable. Et il réduit les incitations à l’action, car les initiatives sociales et environnementales ont besoin de son et de lumière pour permettre un retour sur investissement à travers un renforcement de la réputation et de l’image de marque.

Pour les entreprises, est-ce une position tenable à long terme? Peuvent-elles se cacher, se taire face aux préoccupations climatiques et sociales? Cette attitude n’est-elle pas risquée si l’on pense à la course aux talents, à la fidélisation des employés, à la loyauté des consommateurs, mais aussi aux questions de financement et de coût du capital?

Les entreprises ont la responsabilité de communiquer, car «le silence est un aveu» (Euripide, cité par Le Monde). Ce peut être un choix gagnant, permettant de se distinguer parmi des concurrents adeptes du profil bas. Récemment, le représentant d’une banque interrogé par NordSip se félicitait de l’obtention de deux nouveaux mandats due à un positionnement ambitieux sur la durabilité.

Les citoyens ont aussi une responsabilité, celle de trouver le juste équilibre entre sens critique et confiance. Le scepticisme, le besoin de chiffres et l’attente de mesures d’impact crédibles constituent une position légitime face aux excès de la communication verte et aux manifestations d’écoblanchiment. D’un autre côté, le cynisme permanent, la défiance totale, l’ironie – «le Saint-Esprit de notre époque» écrivait Francis Scott Fitzgerald en 1922 déjà - représentent aussi des freins à la concrétisation d’une économie plus durable, un projet auquel on doit donner une chance.

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