L’Europe et le pétrole de Monsieur Poutine

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

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La crise actuelle pose la question de l’indépendance énergétique européenne, au-delà des discours sur le verdissement.

Deux semaines après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les buts de guerre ne sont pas atteints. La Russie n’a pas fait tomber le gouvernement de Kiev et les sanctions occidentales n’ont pas fait plier Moscou. La désescalade militaire n’est pas encore entamée mais l’escalade des prix s’amplifie, déstabilisant les marchés du pétrole, du gaz, du blé, de certains métaux. Les crises frumentaires ou énergétiques ont causé dans l’histoire des ravages sociaux et économiques. L’état actuel du choc pétrolier a de quoi mettre la zone euro au voisinage d’une zone de rechute en récession.

La petite économie au poids démesuré

Depuis le 24 février, la Russie a pris le contrôle d’importantes parties du territoire ukrainien. Les pays occidentaux ont répliqué par de lourdes sanctions qui bannissent l’agresseur d’une large partie du système financier et du commerce mondial. Par la taille de son PIB (1,7% du total mondial au taux de change courant), la Russie est une petite économie. C’est aussi un pays relativement pauvre, avec une richesse par habitant (en PPA) qui stagne depuis quinze ans à 60% du niveau européen. Mais la Russie a un poids démesuré sur certains marchés.

L’examen détaillé de la structure des exportations russes fait apparaître une dépendance à la production des pays belligérants dans de nombreux domaines.

L’économie russe repose avant tout sur l’exploitation de ressources naturelles dont les exportations sont à l’origine d’un excédent structurel de sa balance courante et d’importantes réserves de change. L’examen détaillé de la structure des exportations russes fait apparaître une dépendance à la production des pays belligérants dans de nombreux domaines. En valeur, le marché pétrolier est le plus important sur la liste des exportations du bloc Russie-Biélorussie-Ukraine. Ce bloc est aussi un fournisseur essentiel de gaz, de charbon, de céréales, de divers métaux. L’Europe et, à un degré moindre, l’Asie sont très dépendantes de la Russie pour leurs besoins en énergie, l’Afrique pour le blé, l’ensemble du monde pour certains métaux industriels. Le risque économique créé par la guerre en Ukraine n’est pas tant dû à la perte de marchés d’exportation vers la Russie ou à l’exposition bancaire, mais à la rupture d’approvisionnement sur certains de ces marchés et au choc d’inflation induit.

Une comparaison historique inquiétante…

La soudaineté et l’amplitude des mouvements de prix ont créé un véritable choc pétrolier. Historiquement parlant, ce type de choc a souvent été cause de récession. En quinze jours, le prix du pétrole brut a déjà monté d’environ 30%, hausse qui amplifie une tension préexistante au conflit. Mis en perspective sur la longue durée, le choc pétrolier actuel est d’ampleur similaire aux chocs des années 1970 associés aux crises géopolitiques de grande ampleur que furent la guerre du Kippour de 1973 et la révolution islamique iranienne de 1979. La particularité actuelle est que la tension des prix concerne aussi le gaz et l’électricité. Pour l’Europe, la hausse cumulée du prix de l’énergie depuis son niveau pré-COVID est déjà de 30% mais pourrait rapidement atteindre ou dépasser 50%. Au dernier prix connu, le surcoût des importations de produits énergétiques est estimé entre 2 et 3 points de PIB pour les économies européennes.

Un choc pétrolier est à la fois un choc d’offre qui augmente les coûts de production et un choc de demande qui réduit le pouvoir d’achat des ménages. Certains de ses effets sont rapides, d’autres prennent du temps pour se diffuser. D’un modèle à l’autre, les estimations d’un choc pétrolier peuvent un peu varier, de même d’un pays européen à l’autre, mais l’ordre de grandeur est qu’une hausse de 10 dollars le baril pèse sur le niveau du PIB de 0,2-0,3 point à un horizon de deux ans.

Si les tensions devaient s’amplifier, la zone euro pourrait retomber en récession.

La question est de savoir quand faire démarrer le choc. Si on retient une situation pré-COVID comme référence, le choc actuel représente une hausse de 60 dollars le baril par rapport au niveau moyen 2015-2019. De quoi amputer le PIB européen d’environ 1,2 à 1,8 point de PIB. Avant la guerre en Ukraine, la croissance anticipée en zone euro était prévue à 4% en 2022. Si les tensions sur les prix du pétrole perdurent, il y aurait de quoi faire tomber la croissance vers 2%, ce qui s’apparenterait à une situation de stagnation sur le reste de l’année. Et si les tensions devaient s’amplifier, la zone euro pourrait retomber en récession.

… mais à nuancer

Si la situation actuelle rappelle les années 1970, il faut aussi considérer d’importantes différences. La première tient à l’intensité de consommation de produits pétroliers. Dans les années 1970, cette intensité était sur une tendance ascendante. Le choc pétrolier a obligé les pays occidentaux à modifier radicalement leur système productif pour le rendre plus efficace. L’intensité énergétique est depuis lors sur une tendance baissière, ce qui tend à amoindrir la sévérité des chocs pétroliers.

Une deuxième différence tient à la composante purement géopolitique du choc. Il est usuel d’expliquer la crise de 1973 et la stagflation qui a suivi par l’embargo de l’Opep suite à la victoire d’Israël dans la guerre du Kippour. Cette thèse a des critiques. Même si cet événement n’avait pas eu lieu, le déséquilibre du marché pétrolier serait vite devenu apparent, peut-être dès l’hiver 1973-1974. Si un choc géopolitique peut exacerber la tension sur les prix, il faut surtout voir s’il y a un risque de rupture d’approvisionnement dans la durée. Dans le cas présent, si le pétrole russe venait à manquer en totalité, il existe des sources alternatives, certaines mobilisables sans grand délai. Il est souvent évoqué la possibilité de libérer des réserves stratégiques, d’utiliser des capacités de production non-utilisées de l’Opep, de rouvrir le marché à des acteurs un temps «bannis» comme l’Iran et le Venezuela, sans compter la capacité d’investissement du secteur du shale américain. Il n’est pas aussi facile, hélas, de trouver rapidement des substituts au gaz russe en Europe.

Il est trop tôt pour tirer les conclusions définitives du choc pétrolier associé à la guerre en Ukraine, car les développements de ce conflit sont incertains. On peut espérer que le conflit baisse en intensité, soit par la négociation, soit parce qu’un des belligérants sera rapidement mis hors-jeu. De ce point de vue, le choc pétrolier provoqué par l’invasion du Koweït en 1990 offre un autre éclairage. La tension des prix avait été forte et soudaine mais finalement de courte durée. Si tel devait être le cas, l’impact négatif sur l’activité en Europe serait moins long et donc moins fort. Une rechute en récession de l’Europe est un risque sérieux mais elle n’est pas inévitable, à condition toutefois que les tensions géopolitiques s’apaisent aux frontières de l’Europe.

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