Inflation: de la complaisance à la panique?

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

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Les banques centrales doivent défendre leur crédibilité anti-inflationniste, particulièrement mise à mal.

Tout au long de 2021, les banques centrales des pays développés ont vu les taux d’inflation s’éloigner de leur cible de 2%, monter à 3%, puis 4%, puis 5% ou plus, sans réagir. Leurs intentions sont tout autres en 2022. A la Fed, à la Banque d’Angleterre, et plus récemment à la BCE, le ton a changé, présageant une politique monétaire moins accommodante, à défaut d’être restrictive. La cause immédiate est que l’inflation a encore surpris à la hausse, en large partie à cause de tensions sur les marchés de l’énergie. Les banquiers centraux n’ont aucune prise sur le marché du gaz ou du pétrole. Ils peuvent toutefois avoir une influence sur la psychologie des agents concernant l’inflation future. 

C’est là le cœur du problème. Du fait de sa durée, le choc d’inflation est devenu une préoccupation pour les ménages, les entreprises et les gouvernements. Une firme est d’autant plus encline à répercuter la hausse du prix de ses inputs que ses concurrents font de même. Elle est aussi mieux disposée à relever les salaires de sa main-d’œuvre si le marché du travail est tendu – ce qui est le cas aux Etats-Unis mais pas en zone euro. La normalisation monétaire vise moins à calmer l’inflation courante, car il faudrait pour cela mettre l’économie en récession, qu’à s’assurer que les anticipations d’inflation à moyen terme ne dérapent pas. Cet objectif va primer même si cela implique des marchés financiers plus turbulents. Jerome Powell à la Fed n’a pas prêté beaucoup d’attention à la correction de la bourse US en janvier. Idem pour Christine Lagarde à la BCE au sujet de l’écartement récent des spreads intra-zone.

Les tensions entre les pays de l’OTAN et la Russie au sujet de l’Ukraine ont, en revanche, beaucoup monté ces dernières semaines.
Un risque chasse l’autre

Depuis quelques semaines, la géopolitique occupe davantage l’attention que la pandémie mais au bout du compte, on en vient toujours à se demander quelles seront les répercussions inflationnistes de ces différents risques. Chaque vague de contamination au COVID réduit la disponibilité de la main-d’œuvre, soit du fait de restrictions visant à limiter les interactions sociales, soit à cause de la période d’isolement des personnes malades. Il s’ensuit des perturbations de la chaîne logistique ou des pénuries de personnels, de quoi attiser les tensions de prix ou de salaires. Dans le cas du variant Omicron, l’impact semble toutefois modeste et, en tout cas, de courte durée. Cette vague est déjà en fort repli, on n’en parlera bientôt plus. Si l’activité économique s’en trouve un peu réduite au premier trimestre 2022, il y a tout lieu d’escompter un rattrapage au deuxième trimestre. Depuis novembre 2021, le climat des affaires a fléchi assez nettement dans les services dont l’activité est dépendante des conditions sanitaires, mais a bien résisté dans l’industrie, signalant au passage un début d’atténuation des contraintes d’offre. Sauf en Chine où ils sont proches de la frontière entre expansion et contraction, les indices PMI restent bien installés en territoire d’expansion aux Etats-Unis et en Europe. 

Les tensions entre les pays de l’OTAN et la Russie au sujet de l’Ukraine ont, en revanche, beaucoup monté ces dernières semaines. La Russie est le troisième producteur mondial de pétrole brut et le premier fournisseur de gaz de l’Union européenne. Si un conflit devait survenir, entraînant son lot de sanctions et de contre-sanctions, il n’y aurait aucun moyen de compenser sans délai une rupture d’approvisionnement en provenance de la Russie. Les prix de gros du gaz en Europe sont déjà quatre plus élevés environ qu’avant le début de la pandémie. Ils intègrent une large prime de risque géopolitique. Elle peut certes se dégonfler si l’on s’achemine vers la désescalade mais s’accroître si les tensions s’aggravent. Bien malin qui peut affirmer quelle option prévaudra. La géopolitique n’est pas la seule cause de la crise énergétique que connait l’Europe, et la crise énergétique n’est pas la seule cause de l’inflation, mais on tient là le principal facteur d’amplification du choc. A ce jour, la composante «énergie», qui pèse un peu moins de 10% du panier des prix de détail, explique environ 30% de l’inflation aux Etats-Unis, 35% au Royaume-Uni et plus de 50% en zone euro.

Action – surréaction?

Face à cette incertitude et compte tenu des derniers chiffres d’inflation, la Fed et la BCE vont revoir significativement leurs prévisions d’inflation, à tout le moins pour 2022. La Banque d’Angleterre a déjà revu le pic anticipé de l’inflation à 7,25% en avril prochain, deux points plus haut que l’estimation de novembre dernier. Même si le scénario de base reste un refroidissement de l’inflation, elle ne se rapprochera de sa cible au mieux qu’au début de 2023. En moyenne sur 2022, l’inflation devrait avoisiner 5% aux Etats-Unis (4,7% en 2021) et 4% en zone euro (2,6% en 2021). De telles révisions en seulement quelques mois ne peuvent que renforcer la persistance du choc. 

Avec le recul, les banques centrales semblent avoir été un peu trop complaisantes face au choc d’inflation en 2021.

Il y a encore quelques mois, une certaine prudence s’imposait. La disparition des mesures d’urgence pour soutenir l’emploi ou le revenu des chômeurs pouvait faire redouter une rechute. Les évolutions récentes du marché du travail ont infirmé cette crainte. Aux Etats-Unis, vu la pénurie de main-d’œuvre, le marché est déséquilibré au bénéfice des salariés, ce qui entraîne une vive accélération des salaires. A ce jour, le coût unitaire du travail ne dérape pas trop car les gains de productivité ont progressé aussi, mais la stabilité des prix à moyen terme n’est pas garantie. A l’opposé, en zone euro, l’offre de travail ne paraît pas entravée (la participation est à son niveau pré-COVID) et les salaires restent sages à ce jour. Vu la plus grande rigidité du marché du travail européen, les ajustements sont plus lents. Les gains salariaux sont amenés à accélérer, mais de manière raisonnable selon les projections actuelles de la BCE et de la Bundesbank. Toutefois, avec des politiciens qui font assaut de sollicitude à l’égard des ménages subissant le renchérissement des dépenses essentielles (chauffage, logement, alimentation), la possibilité d’un ajustement plus fort n’est pas à négliger. Le degré d’indexation automatique des salaires est très bas en zone euro (3% du total) mais l’inflation future joue en rôle formel dans les négociations salariales pour 18% des employés. Les négociations qui auront lieu en Allemagne dans les prochains mois, dans les secteurs public, chimique et métallurgique, feront figure de tests. 

Avec le recul, les banques centrales semblent avoir été un peu trop complaisantes face au choc d’inflation en 2021. Leur brusque virage est d’autant plus frappant, ce qui ne peut manquer de soulever le risque de surréaction. Dans les récents épisodes de resserrement de la Fed (2004-2006, 2015-2019), la doctrine monétaire était le gradualisme: ne pas en faire trop, ni trop vite, pour ne pas déstabiliser les marchés de capitaux. En somme, il y avait l’assurance que la Fed offrirait toujours un «put» en cas de correction. Avec une inflation aussi élevée qu’aujourd’hui, cette garantie n’est plus certaine. Il y a une réelle volonté de resserrer les conditions financières. A la BCE, on veut en finir avec la politique de taux négatifs instituée en 2014, quoique beaucoup moins vite que ce que le marché anticipe. Vu le séquençage de la normalisation, cela implique d’arrêter les interventions directes sur les marchés de crédit souverain ou privé. La décompression des spreads est un facteur de risque pour les pays les plus endettés comme l’Italie mais, à la différence des crises de dette souveraine de 2010-2015, la doctrine budgétaire s’est aussi assouplie en Europe. La BCE semble faire le pari que cela suffira à amortir le choc de taux.

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