L’escalade devient une évidence

Jean-Luc Hivert, La Française Asset Management

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Le week-end a montré des développements importants dans la crise géopolitique qui secoue désormais le monde.

Les sanctions européennes que l’on pensait modérées, en dépit de déclarations volontaristes, s’avèrent en effet beaucoup plus sévères et, au-delà, ce sont de vrais bouleversements géopolitiques que l’on voit apparaître en Europe. L’onde de choc psychologique et politique de cette crise se lit dans le changement historique de l’Allemagne qui décide un programme de réarmement massif, ainsi qu’une implication claire dans l’altercation avec l’envoi de matériel en Ukraine. La réaction ne se limite pas à celle de l’Allemagne mais est bien globale. L’escalade devient une évidence avec la menace nucléaire agitée par Moscou face à cet engagement européen.

En terme économique, il faut signaler les sanctions massives décidées à l’encontre de la Russie et de ses dirigeants, et notamment par l’Europe. Le système bancaire russe sera finalement largement impacté et l’économie russe dans son ensemble se retrouve sous pression.

Au-delà de l’émotion que nous ressentons tous devant cette crise, les impacts économiques sont préoccupants. Ils sont naturellement négatifs sur l’économie mondiale et en particulier sur l’économie européenne. La question des matières premières et du gaz se pose plus que jamais alors que l’on peut attendre une réaction russe en réponse à ce train de sanctions et à l’engagement européen aux cotés de l’Ukraine. On peut désormais imaginer que la Banque Centrale Européenne (BCE) devra infléchir sa position et reconsidérer rapidement sa cible prioritaire de stabilité des prix. En effet, l’inflation aura un effet finalement récessif et le scénario de boucle prix-salaire s’éloigne probablement.

Concernant nos portefeuilles, nous n’étions pas directement exposés à l’Ukraine et à la Russie. Nous considérons la visibilité comme toujours très réduite et les derniers développements militent pour une prudence renforcée sur les marchés. Même si les banques centrales s’efforçaient à nouveau d’améliorer les conditions financières, cela ne pourra avoir, au mieux, qu’un effet de stabilisation des marchés.

ACTIONS

Après une reprise des marchés actions vendredi 25 février, le mouvement de baisse a repris lundi 28 février sur les actions face à la nouvelle altération de la situation en Ukraine et aux sanctions déployées par le reste du monde. D’un point de vue sectoriel, les valeurs les plus cycliques/value accusent les plus forts retraits avec les financières, l’automobile et la consommation. Les secteurs plus défensifs affichent des performances positives avec notamment la santé, l’immobilier et les services aux collectivités. Ce dernier étant soutenu par la crise énergétique qui s’annonce permettant le regain d’intérêt des investisseurs pour les énergies renouvelables. Concernant le secteur de l’énergie, s’il est favorisé par la hausse des cours du pétrole et du gaz, il est pénalisé par les relations entre les grandes sociétés pétrolières et la Russie.

Nos fonds actions n’ont aucune exposition directe à la Russie ou à l’Ukraine mais certains secteurs comme les bancaires, la consommation discrétionnaire et certaines valeurs industrielles sont fortement impactés par effet de contagion. Nous suivons l’évolution de la situation de près et avons réduit notre surexposition sur les secteurs les plus cycliques.

Sans évolutions positives de la situation, les secteurs les plus défensifs devraient continuer à jouer leur rôle protecteur. En terme géographique, la zone Euro devrait souffrir de sa plus forte exposition au conflit actuel.

Sur les petites capitalisations françaises spécifiquement, la sélection de valeurs joue un rôle primordial. Nous nous concentrons sur des entreprises solides avec des carnets de commandes de qualité et positionnées sur les thématiques porteuses de l’hydrogène, des énergies propres, des communications sécurisées, de la cybersécurité et de l’internet des objets.

TOTAL RETURN

Ce contexte géopolitique très incertain devrait modifier l’attitude très combative des banques centrales par rapport à l’inflation. Nous pensons en premier lieu naturellement à la BCE car l’économie européenne sera la plus impactée des pays développés. Ainsi, il nous semble probable qu’elle reporte l’arrêt de ses achats dans le cadre du programme APP. Ceci amènerait les investisseurs à repousser leurs anticipations de hausses des taux, actuellement de 20bps pour l’année 2022 contre plus de 40bps au plus haut. Etant donné le fort mouvement de tension obligataire que nous avons connu cette année, une baisse supplémentaire sur les taux européens nous semble plausible. La croissance américaine devrait moins être pénalisée par ce conflit, mais il nous semble toutefois que l’asymétrie évolue vers un risque baissier sur les taux longs américains. Nous allons scruter les discours des banquiers centraux dans les prochains jours pour confirmer cette analyse.

Pour les fonds ayant la possibilité d’investir sur des pays émergents hors OCDE, les expositions émergentes sont essentiellement cantonnées à l’Amérique du Sud (Chili, Mexique et Colombie) et ne devraient donc pas souffrir directement de cette crise.

Le risque présent dans nos fonds a déjà été réduit de manière significative en début d’année sur les classes d’actifs à fort beta: crédit high yield, obligations périphériques et dettes émergentes. Ils conservent toutefois de l’exposition aux actifs risqués pour bénéficier d’un portage significatif. Nous avons ainsi conservé une exposition à la dette subordonnée financière, aux crédit high yield et investment grade.

Enfin, dans ce contexte de marché très difficile, nous avons relevé les niveaux de liquidité des portefeuilles qui sont désormais à des niveaux importants tandis que la sensibilité des fonds se situe en territoire nettement positif.

CRÉDIT

1- High Yield

Les récents évènements ont impacté négativement les primes de risque du High Yield Euro et du High Yield Emergents (EM). En revanche, le High Yield US, du fait de son absence d’exposition directe aux émetteurs ukrainiens et russes et de l’impact limité à court terme des conséquences négatives de l’invasion de l’Ukraine par la Russie (hausse du coût de l’énergie et des matières premières, notamment agricoles) est ressorti comme le grand gagnant dans cet environnement de forte remontée de l’aversion au risque.

Dans le détail, sur la période du 18/02 au 25/02/20221:

  • Le High Yield Euro s’écarte de +16bps à 351bps, soit une performance de -1,0%
  • Le High Yield EM s’écarte de +29bps à 612bps, soit une performance de -2,0%
  • Le High Yield US se resserre de -17bps à 353bps, soit une performance de +0,4%

Toutefois, il convient de noter que l’exposition de l’indice High Yield Euro aux émetteurs ukrainiens (Metinvest, Kondor, DTEK Renewables) et russes (Gazprom perpétuelles, Credit Bank of Moscow) est extrêmement limitée. Sur l’indice High Yield EM, l’exposition aux émetteurs ukrainiens (Kernel, Kondor, MHP, Metinvest, Ukraine Railways, etc.) et russes (Gazprom perpétuelles, Veon, Evraz, Eurochem, etc.) est plus significative mais relativement limitée (< 5%).

En termes de positionnement, nous estimons qu’à court-terme les primes de risque du High Yield Euro devraient continuer de sous-performer les primes de risque du High Yield US du fait (i) d’une prime de risque géopolitique et (ii) d’une exposition plus importante aux secteurs qui vont être affectés par la hausse du coût de l’énergie et des matières premières avec notamment le secteur Automobile (9,7% de l’indice High Yield Euro contre 4,5% pour l’indice High Yield US) qui est le troisième secteur le plus représenté de l’indice High Yield Euro.

De la même façon, le High Yield Euro ne bénéficiera pas autant de la hausse des prix de l’énergie par rapport au High Yield US du fait d’une exposition limitée à uniquement 4,1% au secteur de l’Energie contre 13,4% sur le High Yield US. De façon plus générale, nous estimons que les fondamentaux des émetteurs High Yield Euro et US restent solides et que les taux de défaut devraient rester limitées en 2022.

2- Investment Grade et Dettes subordonnées

Les effets de la guerre en Ukraine sur les segments Investment Grade et dettes subordonnées sont à distinguer entre émetteurs non-financiers et émetteurs bancaires d’autre part.

Pour ce qui est des entreprises non-financières, certains émetteurs exportent et/ou importent en Russie, et il y aura à la fois des conséquences en termes de coûts des intrants (hausse des matières premières) et de baisses potentielles de revenus pour les entreprises exportatrices. Nous ne voyons aucun émetteur pour qui les développements actuels constitueraient un sujet majeur et direct de risque de crédit. Par ailleurs, il est de plus en plus probable que la BCE diffère la fin de sa politique d’achats de titres d’entreprises notées en catégorie Investment Grade dans le cadre de ses programmes CSPP et PEPP2. Cela pourrait constituer une source de stabilité pour le marché Investment Grade des dettes d’entreprises en cas de détérioration notable des conditions de financement des entreprises.

En ce qui concerne le secteur bancaire européen, et plus particulièrement les dettes subordonnées Tier 2 et Additional Tier 1 CoCos, certaines banques sont directement exposées à la Russie et l’Ukraine par le biais de filiales locales de banque de détail, au premier rang desquelles la banque autrichienne Raiffeisen Bank International, puis, dans une très moindre mesure, Société Générale, UniCredit et ING Groep. Pour ces groupes, le pire scénario serait une expropriation ou un abandon des filiales. D’après nos premières estimations, cela représenterait un sujet pour la solvabilité de Raiffeisen Bank International, mais pas pour les trois autres banques, dont l’exposition à la Russie est bien plus faible en proportion de leurs actifs. Ensuite, l’exclusion de certaines banques russes du système de messagerie interbancaire SWIFT et la confiscation des avoirs à l’étranger de la Banque Centrale de Russie aura des impacts pour les banques européennes actives à l’internationale et ayant des clients directs en Russie, mais qui devraient rester d’une ampleur tout à fait gérable en termes d’impacts sur la rentabilité.

Nous avions adopté une posture défensive depuis le début de l’année sur nos fonds, à l’origine en raison des mouvements d’inflation et de leurs répercussions sur les politiques monétaires des banques centrales, et nous gardons ce positionnement prudent, que ce soit en termes de sélection de noms et d’exposition des portefeuilles.

allocation d’actifs

Le conflit à grande échelle et les sanctions massives de la communauté internationale constituent un scénario qu’aucun investisseur n’avait intégré dans ses allocations de portefeuilles. Tout d’abord, gardons à l’esprit que nous sommes en train d’écrire l’histoire. Il est donc périlleux d’échafauder des scénarios, tant les hypothèses sont fluctuantes et l’issue possible très incertaine.

Dans les allocations, hormis quelques mouvements d’ajustement (réduction de nos positions sur les subordonnées financières, arbitrages de style sur les fonds actions), nous avons conservé depuis le début de l’année une sous-pondération sur les indices actions et une sous-sensibilité sur les positions obligataires.

Au delà du risque d’escalade militaire qui peut potentiellement justifier d’autres corrections, les marchés commencent à intégrer une partie des implications économiques du conflits avec un choc négatif sur la croissance et un changement de posture des banques centrales. En effet les investisseurs jugent que les banques centrales, notamment la BCE, vont au moins retarder leur resserrement monétaire en attendant plus de visibilité et pour créer des conditions de stabilisation des marchés financiers.

 

1 High Yield Euro (HE00), High Yield EM (EMUH), High Yield US (H0A0)
2 Respectivement «Corporate Sector Purchase Programme» et «Pandemic Emergency Purchase Programme»

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