L’Asie, épicentre d’une future crise des monnaies?

Jean-Christophe Rochat, Banque Heritage

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Malgré les difficultés économiques de la Chine, le yuan n'est pas à l’orée d’une forte dévaluation.

Le mercantilisme a longtemps été - entre 1950 et le début du siècle courant - la doctrine dominante des deux géants régionaux, le Japon et la Chine. En sous-évaluant leur monnaie, en subventionnant leurs producteurs nationaux et en érigeant des barrières protectionnistes, ils ont tout misé sur le commerce extérieur, gagné des parts de marché à l’international et assuré leur décollage économique. Cela leur a valu, à tous deux, d’être dans le viseur du Trésor américain, classés officiellement dans la liste des pays qui manipulent leur devise. Progressivement, ils ont délaissé leur stratégie de dumping monétaire à mesure que leurs produits grimpaient dans la chaine de la valeur ajoutée. Ils n’en gardent pas moins – par habitude et précaution – une aversion pour la surévaluation de leur devise, et une mauvaise réputation mercantile.

Ironie de l’histoire, ces deux frères ennemis sont de nouveau accusés de manipuler leur monnaie. À vrai dire, il n’est plus vraiment question de concurrence «déloyale» à l’export. D’autres champions de la production à faible coûts (salaires bas) prennent le relais. Cette fois-ci, la faiblesse endémique du Yuan et du Yen perturbe les grands flux financiers et investissements des deux géants. Ils illustrent la dépendance des grands pays occidentaux, les Etats-Unis en tête, au financement de leur déficit par le recyclage des surplus d’épargne asiatiques.

Un profond cercle vicieux s’est enclenché

Un écart de taux d'intérêt colossal s'est creusé entre le dollar d’une part et le yuan et le yen d’autre part. Il reflète l’écart des performances économiques; croissance et inflation fortes aux États-Unis induisant une politique monétaire restrictive de la Fed contre faiblesse conjoncturelle chinoise et politique hyper-accommodante de la BoJ. En conséquence, les deux banques centrales asiatiques doivent soutenir (acheter) leurs monnaies et vendre du dollar et donc des obligations du Trésor américain. Cela accroît le différentiel de taux d'intérêt et pousse le dollar à la baisse.

Phénomène nouveau, le secteur privé transfère plus de capitaux à l'étranger qu’auparavant grâce, à la fois à l'augmentation des revenus générés offshore et à la rétrocession de Hong Kong à la Chine.

Les marchés et les spéculateurs, qui cherchent toujours le maillon faible, exacerbent le problème au moment où le gouvernement américain dépense «like a drunken sailor» et s’endette comme jamais (Bidenomics et élections présidentielles 2024 obligent). Des niveaux techniques symboliques, comme la paire USDJPY à 150 et celle du USDCNY à 7,30, niveaux qui ont par le passé déclenché des interventions sur le marché des changes, sont actuellement testés par les opérateurs. Les traders craignent que le franchissement de ces «bornes virtuelles» ne préfigure une accélération de la baisse, amplifiée par les hedge funds et autres CTA.

Une crise ou une guerre des monnaies est-elle inéluctable?

La Chine est empêtrée dans une situation qui rappelle la crise de 2015-2016, lorsque le Yuan s’était brutalement déprécié de 12% par rapport au dollar, en raison principalement d'un ralentissement économique et de sorties de capitaux. Un calme précaire avait été rétabli jusqu’à ce que la pandémie fasse son apparition. Mais la géopolitique et l’hypothèse d’une monnaie commune pour les BRIC+ sont venues récemment s’ajouter à la confusion. Phénomène nouveau, le secteur privé transfère plus de capitaux à l'étranger qu’auparavant grâce, à la fois à l'augmentation des revenus générés offshore et à la rétrocession de Hong Kong à la Chine. La PBoC tente sans succès de réagir en fixant le yuan à un niveau supérieur à sa valeur réelle et en laissant les taux augmenter (+40 points de base sur le court terme) malgré des conditions intérieures désastreuses. Mais le déclin des réserves de change par rapport à la masse monétaire inquiète. Reste que Pékin n’a pas encore perdu sa capacité à stabiliser sa monnaie. En effet, les actifs étrangers - hors réserves - de la Chine ont considérablement augmenté ces dernières années. Les institutions paraétatiques ont notamment acheté des devises sur le marché pour les prêter à l'intérieur du pays. Ce qui permet de financer des prêts à l'étranger ou des achats d'actifs étrangers par d'autres acteurs étatiques hors des réserves de change déclarées. Même si ces actifs/réserves «cachés» sont en partie illiquides, la Chine pourrait les mobiliser. Plus fondamentalement, le pays, depuis 1948, favorise la stabilité du Yuan qui a mis fin à l'hyperinflation et contribué à la victoire du communisme sur le nationalisme. De plus, la volonté de Pékin de devenir la référence commerciale, financière et monétaire (voire militaire) régionale milite aussi contre une dévaluation débridée…

Le Japon opère une délicate sortie de son processus de nationalisation des taux d’intérêt (YCC). Le pays ne peut donc pas en même temps stabiliser sa monnaie, sauf au travers d’une improbable coopération internationale des banques centrales du G20. Les conditions-cadre de 1985, puis de 1987 (Louvre – Plaza) ne sont pas remplies et se heurtent à la tendance croissante du nationalisme (par opposition à la globalisation). Pourtant, malgré la pression croissante des marchés des devise contre le yen, la fin des hausses de taux directeurs occidentaux devrait donner de l’oxygène à la BoJ. L’administration nippone en place, très mal placée dans les sondages pré-électoraux en raison de l’inflation, sera plus encline à stopper le dérapage des prix. Il lui faudra pour cela juguler l’inflation importée, très importante car le pays est gros importateur de matières premières. Il pourrait donc se décider à défendre le yen plus fermement, dès que le marché obligataire domestique le lui permettra... Une remontée trop rapide du yen pourrait déstabiliser les marchés internationaux. Nous n’en sommes pas là, mais tout est question de mesure et de nuances dans la sortie du YCC. L’Australie peut en témoigner, les choses peuvent rapidement déraper!

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