Il n’y a pas grand-chose de bon marché

Chris Iggo, AXA IM

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La croissance du PIB américain continuant à démentir les prévisions établies initialement, les bénéfices devraient encore progresser en 2024.

Les valorisations des marchés américains ont continué de grimper. Les ratios cours/bénéfice des actions sont à leur plus haut niveau depuis deux ans et les écarts de crédit sont revenus au niveau où ils se trouvaient avant que la Réserve fédérale (Fed) ne commence à relever les taux d’intérêt. Il n’y a pas grand-chose de bon marché. Faut-il s’en inquiéter? Eh bien, les valorisations actuelles sont exposées à des risques qu’il faut prendre en considération. Les performances sont toutefois dues à une économie forte, à l’absence de problèmes majeurs évidents sur le plan du crédit, à des bilans sains et à la rentabilité des entreprises. La croissance du PIB américain continuant à démentir les prévisions établies initialement, les bénéfices devraient encore progresser en 2024. De plus, il faudra bien qu’à un moment ou un autre les taux d’intérêt baissent. Si l’inflation recule davantage, la baisse des taux aura un effet positif sur les actions et les obligations. Pour l’heure, tout recul des niveaux du marché est susceptible d’entraîner une réaction d’achat à la baisse (en phase de repli).

L’année des obligations (d’entreprise) 

L’un de mes thèmes de prédilection consiste en une opinion favorable sur le crédit de première qualité et le segment du haut rendement. Ce thème s’est avéré porteur. Les rendements ont été élevés, conformément au leitmotiv de «l’année des obligations» à partir de 2023. Malgré la volatilité des prévisions relatives à l’évolution des taux d’intérêt, les rendements des indices de crédit ont été satisfaisants. Pour ce qui est de l’investissement de qualité ‘investment grade’ aux États-Unis, le rendement total sur un an était de 6,75% au 3 mars, et la cohorte notée BBB présentait un rendement de 7,8%. Quant aux indices européens de l’investment grade, ils affichaient 7,5% pour l’ensemble du marché et 8,0% pour la partie notée BBB. Les rendements des obligations d’entreprises en livres sterling ont été du même ordre.

Les rendements ont été encore plus importants, comme on peut s’en douter, sur les marchés des titres à rendement élevé. Dans ce segment, le rendement total du marché américain s’est monté à 11% et celui du marché européen à 10,3%. Les investisseurs disposés à s’exposer au segment du marché américain présentant le risque de crédit le plus élevé, à savoir les obligations notées CCC, auraient obtenu un rendement total de 15%, c’est-à-dire comparable à celui des actions. Certes, ni les approches de longue durée sur les taux, ni les paris sur les baisses de taux d’intérêt n’ont été des stratégies vraiment payantes. En revanche, la surpondération du crédit l’a été. Au cours des 12 derniers mois, pratiquement toutes les catégories de ce segment ont en effet enregistré des rendements excédentaires positifs (par rapport aux obligations d’État).

Les rendements totaux ont été un peu plus faibles depuis le début de l’année 2024, suite au redressement des rendements obligataires sous-jacents. Les crédits de première qualité, à courte échéance, les crédits à haut rendement et les crédits à effet de levier ont toutefois généré des rendements positifs jusqu’à présent. La récente stabilisation et la baisse des revenus obligataires devraient permettre d’obtenir des rendements positifs en mars.

Des soucis concernant la valorisation? 

Les performances de l’année passée découlent largement des revenus et des variations de prix positives résultant du resserrement des écarts de crédit. Au cours de l’année, le spread moyen de l’indice américain de qualité «investment grade» a baissé de 30 points de base (pb), ce qui équivaut en soi à environ deux points de pourcentage de rendement. Depuis un an, les spreads de la plupart des classes d’actifs de crédit ont baissé de façon continue depuis la brève période d’inquiétude due à la situation délicate des banques régionales américaines. De fait, depuis le moment où ces inquiétudes ont atteint leur point culminant, la variation de l’écart a été de 64 points de pb pour le marché américain de première qualité et de 75 pb pour le marché européen. Cette réduction de la prime de risque de crédit reflète la confiance des investisseurs dans les entreprises de qualité, la vigueur de l’économie américaine et la rentabilité générale des entreprises.

Actuellement, les écarts se situent autour de 100 points de base pour les obligations américaines de première qualité. En Europe, les écarts sont généralement mesurés par rapport à la courbe des swaps et se montent actuellement à 86 points de base. Les rendements tout compris sont de 5,4% pour les États-Unis et de 3,80% pour l’Europe. Les États-Unis se révèlent plus chers si l’on considère le niveau actuel des écarts de crédit par rapport à leurs valeurs historiques - soit environ le 12e centile de la distribution des écarts sur les 10 dernières années. Si l’on applique le même critère de mesure, les entreprises européennes de qualité supérieure se situent dans le 70e percentile. Le tableau est le même pour le segment du haut rendement, avec un spread américain de 330 pb contre 405 pb, il y a un an, et 600 pb, en 2022, c’est-à-dire au plus fort de la phase de relèvements agressifs de la part de la Fed.

État solide 

Ce n’est pas sans raison que le crédit est devenu plus cher que les obligations d’État. Et ce n’est pas pour déplaire aux investisseurs. Ils apprécient ce fait parce que les bilans des entreprises sont solides, que la couverture des intérêts est gérable malgré des taux plus élevés et que les entreprises disposent de grands volumes de liquidités, de sorte que leur charge nette d’intérêts est plus faible que lors des cycles monétaires précédents. En d’autres termes, le risque est perçu comme faible. Il y a par ailleurs du revenu, ce qui signifie qu’il contribue à l’augmentation et au volume du rendement total. Pour les fonds américains de première qualité, les revenus ont représenté 4,5% sur le rendement total de 6,75% au cours de l’année écoulée. Pour le segment du haut rendement, la composante revenu se situait autour de 7%.

Quels sont les risques? 

Les spreads sont revenus à leur niveau d’avant la pandémie, alors que le crédit avait permis de réaliser des rendements élevés en 2019. Depuis, les emprunteurs se sont montrés prudents avec leurs bilans - il n’y a pas eu de montée en flèche de l’effet de levier. Entre-temps, les bénéfices ont connu une forte croissance. Le récit initial reste captivant, alors qu’est-ce qui pourrait mal tourner pour le crédit? Je pense que nous pouvons désormais exclure tout nouveau relèvement des taux d’intérêt aux États-Unis ou en Europe, de sorte que toute sous-performance devrait provenir de facteurs susceptibles d’accroître les écarts de crédit.

Ralentissement de la croissance 

L’un des risques à prendre en considération est que la croissance économique faiblisse davantage qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent, mettant ainsi en péril les secteurs faibles et endettés. Les économistes débattront entre eux pour savoir s’il faut qualifier de «serrés» le niveau actuel des taux d’intérêt et les conditions financières générales, à l’aulne d’une hypothétique neutralité, mais il reste incontestable que les taux d’intérêt ont allégrement pris l’ascenseur en 2022 et 2023. Dans une certaine mesure, les emprunteurs bénéficiant de taux fixes auront été à l’abri des répercussions des relèvements de taux, mais en matière de consommation, de cartes de crédit et d’achat de véhicules automobiles, il existe de nombreuses dettes sujettes à des taux variables. Selon la Fed, aux États-Unis, les taux d’impayés des cartes de crédit sont en constante augmentation depuis 2021. Les taux de retard de plus de 30 jours sur les prêts automobiles se situent actuellement à leur plus haut niveau depuis 2010. Si la croissance ralentit et, surtout, si le chômage se met à augmenter, certains de ces problèmes de crédit pourraient attirer plus fortement l’attention. Le secteur bancaire est cependant bien capitalisé, et il est peu probable que ces problèmes de crédit relatifs à une consommation bas de gamme se muent en risque systémique. Un problème plus important, même s’il évolue lentement, réside dans le fait que certains des paramètres fondamentaux qui soutiennent les marchés du crédit pourraient légèrement se détériorer. L’émission de la dette a déjà connu une forte poussée en 2024, ce qui signifie que les frais d’intérêt moyens augmentent. Depuis la mi-2022, le coupon moyen sur le marché américain des obligations de première qualité est passé de 3,65% à 4,25%, et de 1,5% à 2,3% pour ce type de coupon négocié sur le marché européen. Il s’agit là de modifications majeures qui pèseront certainement sur les ratios de couverture des intérêts. Mais elles ne sont toutefois pas suffisantes pour infléchir l’opinion fondamentale sur le crédit, d’autant plus que l’on ne perçoit guère de signes d’un ralentissement marqué de la croissance, notamment aux États-Unis.

Péripéties de crédit 

Un incident de crédit est toujours possible. Les banques régionales américaines se sont retrouvées sous le feu des projecteurs l’année dernière, principalement en raison de leur exposition à l’immobilier commercial et, en particulier, au marché des immeubles de bureaux. J’en ai discuté cette semaine avec notre équipe immobilière et nos économistes, et nous sommes arrivés à la conclusion que le secteur de l’immobilier commercial représente effectivement un problème, même s’il est d’une ampleur limitée. L’impact qu’il a sur les grandes banques est négligeable, compte tenu du montant des provisions que les banques ont constituées pour gérer les problèmes de créance. Cependant, un éventuel nouveau problème de banque régionale lié à l’immobilier commercial pourrait avoir un impact négatif sur le sentiment des investisseurs et obliger la Fed à réintroduire des outils de liquidité. Un choc de ce type et une réaction de la banque centrale entraîneraient sans doute un élargissement des écarts, du moins pendant un certain temps.

Réduire les risques 

Des signes de ralentissement de la croissance, une Fed réticente à procéder à un assouplissement de sa politique, une inflation stagnante dans le secteur des services, encore plus de mauvaises nouvelles concernant l’immobilier commercial et les incertitudes planant sur l’issue de l’élection présidentielle américaine pourraient être autant de facteurs susceptibles de contribuer à une évolution négative de la disposition au risque. Le crédit est plutôt cher aux États-Unis. Les actions aussi sont chères. Si l’on se base sur les estimations consensuelles des bénéfices pour 2025, le S&P 500 se négocie à un multiple de 19 fois. Ce chiffre est à peine inférieur au récent pic de 20 fois atteint en 2021, lorsque les multiples avaient augmenté pendant la reprise postpandémique. Peu d’observateurs seraient surpris si le marché boursier traversait une période d’ajustement, d’autant plus qu’une grande partie du rendement total enregistré l’année dernière est due à juste une poignée de valeurs technologiques.

Les primaires de cette semaine ont confirmé que Donald Trump sera très probablement le candidat républicain à l’élection présidentielle américaine de novembre et que nous assisterons ainsi à une répétition du match Biden contre Trump. En 2020, le résultat a été dangereusement serré, ce qui a engendré une forte augmentation du risque politique. Allons-nous à nouveau assister à une course aussi disputée? Si tel est le cas, plus grande sera l’incertitude quant à la politique à mener aux États-Unis : faudra-t-il tenter d’empêcher le ratio dette fédérale/PIB de grimper en flèche, y aura-t-il une nouvelle série de sanctions commerciales prises à l’encontre de la Chine, la politique monétaire sera-t-elle compromise par les nominations à la Fed? Les investisseurs doivent réfléchir à ces questions, et il se peut qu’une période de moindre exposition au risque soit justifiée.

Le portage est néanmoins fort 

Tous ces éléments constituent des risques mais, pour l’instant, ils ne sont pas suffisamment importants pour inverser la dynamique positive des marchés américains. Le pays n’est pas en récession, les taux d’intérêt vont probablement baisser au cours du second semestre et les entreprises se portent très bien. L’Europe est plus faible, mais la baisse des taux devrait lui être profitable, et les prévisions de l’Office for Budgetary Responsibility du Royaume-Uni, présentées cette semaine en même temps que le budget, ont une note plus positive. Tout recul des marchés doit être considéré comme une opportunité d’investir (en achetant en phase de repli). Vu la manière dont se présentent les rendements à l’heure actuelle, le portage restera un facteur important du rendement total sur les marchés du crédit.

Il est possible de se couvrir contre le risque à relativement peu de frais. L’indice Europe Crossover des contrats d’échange sur défaut de crédit se négocie en dessous de 300 points de base, atteignant ainsi son niveau le plus bas depuis le moment où s’annonçaient les premiers relèvements des taux d’intérêt. Quant à lui, l’indice de volatilité des actions VIX a certes chuté, mais il reste encore loin des niveaux qu’il a tendance à atteindre lorsque le marché vacille. En outre, il reste possible de se diversifier en dehors des États-Unis si l’on nourrit des inquiétudes quant aux valorisations américaines. Sur les bénéfices attendus en 2025, l’indice Euro Stoxx a un multiple actuel de 12 fois, contre près de 20 fois pour l’indice équivalent des États-Unis.

Une macroéconomie en meilleure forme, des baisses de taux moins imminentes 

Il reste encore un trimestre avant que le marché ne s’attende à des baisses des taux d’intérêt aux États-Unis et en Europe. Nous avons donc le temps d’évaluer la réaction probable des marchés. Si nous avons affaire à un assouplissement en douceur, dans un contexte de croissance mondiale positive, les rendements obligataires seront sans doute proches des niveaux de revenus actuels (dans une tranche moyenne à un chiffre) et les actions pourraient encore offrir des bénéfices présentant une croissance proche de celle attendue (faible à deux chiffres). Alors que d’aucuns pourraient réclamer des baisses de taux plus rapides, il est probable que si cela devait se produire, la toile de fond macroéconomique serait bien plus sombre et, par conséquent, nettement plus défavorable pour le crédit et les actions. Une Fed contrainte d’assouplir sa politique monétaire pendant et autour d’une campagne électorale présidentielle très disputée ne constituerait pas un climat favorable à l’investissement. Le reste de l’année sera intéressant à découvrir, mais pour l’instant, restez dans le domaine du crédit.

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