Le nucléaire et le gaz naturel sont trop problématiques pour inciter les asset managers à développer ces thématiques.
Le 2 février, la Commission Européenne a formellement inclus le nucléaire et le gaz naturel dans sa taxonomie verte. Ce qui revient, d’une certaine façon, à accorder le label vert aux radionucléides et au méthane. Mais, sous l’angle de l’investissement financier, cette inclusion s’accompagnera-t-elle d’une vague de nouveaux produits dont l’énergie nucléaire et le gaz naturel formeraient les principales thématiques? Cela semble peu probable. Tout particulièrement pour ce qui est du nucléaire.
Pour mémoire, la taxonomie européenne est un système de classification des activités économiques jugées durables sur le plan environnemental et visant à stimuler la finance verte. Elle protège surtout les investisseurs des effets de l’écoblanchiment ou du «greenwashing», consistant en un usage abusif de l’argument et du label écologiques pour promouvoir des intérêts étroits.
Le 28 janvier 2021, la Commission Européenne (CE) a en effet publié un rapport dans lequel il ressort que dans 57,5% des cas, les professionnels de l’investissement ne fournissent pas suffisamment d’informations validant leurs allégations climatiques et environnementales. Sous la pression de la France, favorable au nucléaire, et de l’Allemagne, favorable au gaz naturel, la CE a récemment approuvé les principes d’un acte délégué complémentaire incluant certaines activités du nucléaires et du gaz naturel, celles-ci étant jugées comme étant des «activités transitoires» pour lesquelles il n’existe pas encore de solutions de remplacement à court terme.
«Il reste à voir s’il existe des investisseurs disposés à acheter des obligations nucléaires, car il y a un fossé entre ce qui est possible et ce qui est réalisable», souligne François Mollat du Jourdin, président et fondateur du multi family office MJ&Cie basé à Genève et à Paris. «Il faut que les investisseurs, et surtout les fonds susceptibles d’être les gros acheteurs, valident de tels investissements, or cela risque de prendre du temps», poursuit-il. Avant d’évoquer le facteur éthique et humanitaire lié à l’approvisionnement de ces deux matières premières, dans la mesure où celles-ci sont extraites dans de nombreux pays sujets à des risques politiques élevés.
On le voit, par exemple, au Mozambique, riche en gaz naturel mais sujets à des troubles ethnico-religieux dans la région même où le gaz est produit. Ainsi qu’au Kazakhstan, riche en uranium mais récemment déstabilisé par des émeutes populaires suscitées par la hausse brutale des prix de l’énergie. «Quant à la gouvernance des pays producteurs d’uranium, là encore je pense qu’il faudra que les acteurs fassent leur cheminement pour éventuellement en arriver à ces conclusions, et cela aussi prendra du temps», estime l’expert contacté par Allnews.
De leur côté, les gérants de la société de gestion Mirova «ne feront pas partie» des éventuels émetteurs de produits de finance durable basés sur le nucléaire ou le gaz naturel. «Une obligation, même classée verte selon la taxinomie européenne, finançant la maintenance ou le curage d’une centrale nucléaire ne serait pas éligible pour inclusion dans nos portefeuilles d’obligations vertes», insiste Nelson Riberinho, gérant de portefeuille obligataire chez Mirova, qui se trouve être également membre du groupe d’experts techniques (TEG) de la CE chargé d’élaborer les critères pour l’émission d’obligations vertes.
Lors d’un entretien exclusif, celui-ci rappelle que la supériorité du nucléaire, reposant sur ses faibles émissions par rapport au charbon et autres sources fossiles, cache l’aspect, plus problématique, du traitement et de la gestion des déchets. En particulier s’agissant de l’uranium, dont la période radioactive peut atteindre plus de 4,5 milliards d’années. Cette faille annule, selon Nelson Riberinho, les avantages liés à la faiblesse des émissions.
«Même un fonds thématique nucléaire basé sur la décarbonisation serait tout au plus neutre en termes d’impact, en raison de la difficulté de recyclage des déchets radioactifs», précise celui-ci. Son collègue Bertrand Rocher, également gérant fixed income à Mirova, renchérit. En invoquant lui aussi les enjeux éthiques. «On ne trouve pas de l’uranium ou du gaz naturel n’importe où et de nombreux pays qui en produisent sont potentiellement sujets à des déséquilibres politiques», explique Bertrand Rocher. Avant de souligner que le nucléaire et le gaz naturel peuvent, tout au plus, jouer un rôle de transition.
«Lorsque les technologies de fusion atomique seront applicables à l’échelle industrielle, peut-être pourra-t-on en reparler, dans la mesure où celles-ci génèrent nettement moins de déchets que la fission», ajoute Bertrand Rocher. Qui considère qu’entre le draft de la taxonomie publié en décembre et sa version finale incluant le nucléaire et le gaz, «il y a eu une sorte de relâche» de la part des autorités européennes. «Ce n’est pas le signal auquel on aurait pu s’attendre d’une taxonomie verte», conclut ce dernier.
Selon l’équipe des obligations vertes de NN Investment Partners (NN IP), les responsables européens auraient senti le besoin d’intégrer ces deux sources d’énergie en réponse au déficit de l’offre d’énergies renouvelables, au moment où la demande s’envole à mesure que les pouvoirs publics lèvent les restrictions liées à la pandémie. Toutefois, à l’instar de la plupart des gérants d’actifs, les experts en green bonds de NN IP assurent que cette inclusion ne les incitera pas à développer des produits basés sur cette thématique dans le cadre de ses stratégies d’investissement durable.
«Nos clients s’attendent à certains types d’investissement, tels que les énergies renouvelables, les transports propres ou la construction verte», rappelle Isobel Edwards, analyste des obligations vertes chez NN IP. «Nous ne pouvons donc pas simplement nous mettre à acheter du nucléaire et du gaz naturel», poursuit l’analyste dans une note publiée début février. En soulignant que le gaz naturel n’est pas moins problématique que le nucléaire, en raison de son principal composant chimique qu’est le méthane.
«Le méthane peut s’échapper dans l’environnement à chaque stade du cycle, à savoir lors de la production, du transport, du stockage ou encore de l’utilisation du gaz», insiste Isobel Edwards. De plus, le méthane piège 28 fois plus de chaleur que le dioxyde de carbone et constitue à ce titre «un risque d’effet de serre majeur» pour l’environnement. «Je ne m’attends donc pas à ce que les autres investisseurs changent leurs politiques d’investissement sur la base de ce que l’UE vient d’annoncer», conclut Isobel Edwards.