C’est le grand retour des frontières, juge Charles Gave, dans une vidéo de lInstitut des libertés. La protection des régions industrielles des Etats-Unis a largement contribué à la victoire de Donald Trump. Ce n’était sans doute pas le seul facteur décisif dans la réussite, mais le programme économique y est pour beaucoup. Pourtant les Etats-Unis souffrent-ils fortement de la globalisation? Les faits confirment-ils le narratif politique? Une étude académique publiée ce mois approfondit la question: «The China Shock Revisited: Job Reallocation and Industry Switching in U.S. Labor Markets» (Nicholas Bloom, Kyle Handley, André Kurmann, and Philip A. Luck, NBER, WP 33098, novembre 2024). Et une étude de l’Institut Cato, l’un des plus grands laboratoires d’idées libéral, place ce débat sous l’angle macroéconomique.
L’analyse des transformations de l’économie américaine doit intégrer non seulement les échanges de biens et services avec la Chine ou d’autres pays à faible coût de production mais aussi les investissements directs.
Nul doute que l’emploi manufacturier américain a effectivement beaucoup baissé, passant de 19,5 millions en 1979 à 13 millions récemment. En termes relatifs, sa part a été divisée par deux, selon l’étude de l’institut Cato. Cette tendance résulte non seulement de la concurrence de pays à faibles coûts de production mais aussi d’une augmentation de la productivité qui a déplacé les besoins des consommateurs vers la consommation de services.
À 5% du record
L’analyse doit sortir des stéréotypes, d’autant plus que le terme de manufacturier est matière à débat avec la multiplication des contrats d’externalisations. Il n’en demeure pas moins que la part des Etats-Unis dans l’industrie manufacturière mondiale résiste bien, selon cette étude. Elle est évaluée à 15,9%, ce qui la fait dépasser la part combinée de l’Allemagne, du Japon et de la Corée du Sud. La compétitivité américaine n’est pas en cause. Les Etats-Unis sont de loin le numéro un de la valeur ajoutée par emploi manufacturier, devant la Corée du Sud. Comment enfin parler d’un déclin industriel, s’interroge l’auteur, lorsque la production manufacturière américaine n’est que de 5% inférieure à son record historique?
La montée en puissance de l’industrie chinoise a effectivement détruit des emplois manufacturiers, mais elle en a créé d’autres puisque des entreprises américaines ont profité de l’accès à des produits chinois bon marché.
«Les frontières sont de retour, mais dans l’histoire, ont-elles encouragé le bien-être économique?»
Le «choc chinois» analysé par l’étude publiée par le NBER, qui utilise des données particulières venant des autorités de recensement, se penche aussi bien sur les déplacements de postes au sein de l’industrie manufacturière qu’entre l’industrie et les services et finalement sur les impacts géographiques de ces mouvements.
Les auteurs confirment que l’emploi local le plus exposé à la pénétration des importations chinoises a connu une réallocation plus importante des emplois de l'industrie manufacturière vers les services. Mais les pertes d’emplois dans l'industrie manufacturière sont en moyenne compensées par des gains d'emplois dans les services.
L’évaluation du choc chinois
Le déplacement d’emplois de l’industrie vers les services résulte de changements internes aux entreprises (fermetures d’usines, créations d’unités de services), mais pas nécessairement dans les mêmes régions. Il arrive même que l’activité initiale soit abandonnée et que l’entreprise investisse dans des services qui lui sont dépendants (management, recherche, distribution en gros). Cet effet correspond à 40% de l’effet négatif sur l’emploi manufacturier local, selon les auteurs. Si des emplois sont déplacés, tous ne sont pas supprimés. Il n’en demeure pas moins que les emplois créés dans les services ne compensent pas le choc négatif. Dans l'industrie manufacturière, environ deux tiers de la baisse globale de l'emploi entre 1997 et 2007 sont dus à la disparition nette d’entreprises, selon l’étude.
La disparition nette d'entreprises ne représente que 25% de la perte d'emplois manufacturiers provenant du choc chinois et le reste est le fruit des restructurations et du déplacement du secteur manufacturier à celui des services.
En revanche, la création nette d'entreprises représente 25% de la croissance de l'emploi dans les services à la suite du choc chinois (le reste provient des entreprises existantes). Selon les auteurs, ces chiffres révèlent que le choc chinois n’a pas été le moteur principal des fermetures d’usines et qu’il a encouragé la création d’entreprises de services.
Les trois quarts des gains d'emplois dans les services proviennent d'établissements appartenant à de grandes entreprises (plus de 1000 employés), ce qui suggère que le choc de la Chine a contribué à la montée en puissance des grandes entreprises aux Etats-Unis.
Enfin, la réponse à l'exposition à la pénétration des importations chinoises dépend aussi des dotations initiales en capital humain (mesurées en fonction des salariés avec études supérieures). Dans les régions à fort capital humain (la majeure partie de la côte ouest et les grandes les grandes villes en général), la réallocation des emplois de l'industrie manufacturière vers les services est plus importante que dans les autres régions. L’effet positif sur les emplois de services dans les régions à fort capital humain l'emporte nettement sur l'effet négatif sur les emplois manufacturiers, ce qui implique un effet positif net important sur l'emploi total. Tel n’est en revanche pas le cas dans les régions à faible capital humain.
«Comment enfin parler d’un déclin industriel, s’interroge l’auteur, lorsque la production manufacturière américaine n’est que de 5% inférieure à son record historique? »
L’étude confirme que le choc chinois a donc fait des gagnants et des perdants entre les salariés et entre les régions, en réaffectant les emplois du cœur industriel vers les côtes et les grandes villes. Il en est résulté une hausse des coûts de main-d’œuvre et une modification de la géographie de l’emploi aux Etats-Unis. Donald Trump a très bien compris ces changements structurels.
Les effets positifs de la globalisation
Les effets positifs de la globalisation ne font pas partie du narratif utilisé par le nouveau président américain lorsqu’il plaide pour l’introduction de tarifs douaniers significatifs. Les effets positifs des investissements directs aux Etats-Unis (dépenses de recherches et développement, biens d’équipements) sont pourtant en forte croissance, mais souvent ignorés des politiciens, selon une étude de Scott Licicome, cherche auprès du Cato Institute.
Ces investissements directs ont par exemple permis la renaissance industrielle de la ville de Westpoint, dans l’Etat américain de Géorgie. Cet ancien centre de fabrication textile est devenu une ville fantôme avant de se transformer en centre manufacturier grâce à l’arrivée du groupe sud-coréen Kia.
En 2023, le total des investissements manufacturiers aux Etats-Unis s’est élevé à 2200 milliards de dollars. Ce total a doublé en dix ans. On oublie souvent que le déficit commercial américain est compensé par des capitaux étrangers entrant aux Etats-Unis souvent sous forme d’investissements directs, précise le Cato Institute. Les 3,3% du PIB que représentent les investissements nets en 2023 correspondent aux 3,3% du PIB représentés par le déficit de la balance courante. Les effets positifs des investissements directs sont clairement sous-estimés.
Ces investissements étrangers aux Etats-Unis ne profitent pas seulement aux actionnaires de ces sociétés mais aussi à l’emploi américain. En 2021, les filiales américaines de groupes étrangers employaient 7,9 millions d’Américains et ont contribué au PIB américain à hauteur de 1160 milliards de dollars. Pour le secteur manufacturier, ces investissements étrangers ont atteint 33,8 milliards en recherche en 2022 et 82,2 milliards en dépenses d’équipements. Les montants dépensés en biens d’équipement sont en hausse de 52% depuis 2010.
L’avantage pour l’économie américaine n’est pas que financier: «Les multinationales étrangères améliorent leurs activités aux États-Unis notamment en modifiant leurs pratiques de gestion ou en mettant en œuvre des technologies propriétaires et en s'associant à de nouveaux réseaux de fournisseurs et de distribution et de consommateurs».
Non seulement les entreprises étrangères contribuent à l’augmentation de l’innovation américaine, mais elles paient des salaires supérieurs de 19% à la moyenne américaine. Ces estimations ne tiennent pas compte des effets indirects sur la communauté locale.
Si l’idée d’une «globalisation heureuse» ne fait plus recette auprès des électeurs, les atouts du libre-échange sont incontestables. Ce sont les faits. Les frontières sont de retour, mais dans l’histoire, ont-elles encouragé le bien-être économique?