Ou comme sur une vague d’euphorie. Les marchés atteignent des sommets inédits. L’économie américaine continue de déjouer les attentes en créant encore 303’000 emplois non agricoles en mars. Et la reprise germe un peu partout dans le monde. L’idée que la Réserve fédérale (Fed) pourrait ne pas abaisser les taux d’intérêt cette année suscite tout au plus un haussement d’épaules collectif. Les rendements générés par les liquidités garderont leur attrait durant un certain temps encore. Cette année, les rendements des actions sont supérieurs à ceux des liquidités. Le crédit à bêta élevé l’emporte également sur les liquidités. Les revenus fixes à long terme sont en baisse en raison des attentes revues en matière de taux d’intérêt. Étant donné que les courbes de rendement restent inversées, les rendements obligataires à long terme restent bloqués dans une fourchette relativement étroite. Le marché des titres à duration longue ne produira de bons résultats que si la croissance et le cycle d’inflation s’affaiblissent considérablement. J’ai le sentiment que ce n’est pas vers quoi nous allons.
Des liquidités pour plus longtemps encore?
J’ai eu le plaisir de rendre visite à des clients en Uruguay et en Argentine la semaine dernière. Malgré les problèmes économiques, largement médiatisés, auxquels sont confrontées certaines parties de l’Amérique du Sud, cette région est pourvue de richesses et fortunes importantes, et les investisseurs locaux ont tendance à privilégier les actifs libellés en dollars américains. Comme dans bien d’autres endroits de la planète, les portefeuilles contiennent encore beaucoup de liquidités, de sorte que les perspectives de rendements supérieurs à 5% en 2024 et d’environ 4,5% l’année prochaine signifient en termes stratégiques que, compte tenu des valorisations actuelles, il est difficile de convaincre les investisseurs de placer leur argent dans le crédit ou les actions. Le fait que le crédit américain de première qualité ait un rendement moyen inférieur aux taux d’intérêt n’incite guère les investisseurs à s’intéresser aux obligations d’entreprises de qualité supérieure. Le segment du haut rendement est plus attrayant, mais il n’aura pas échappé aux observateurs que les écarts se sont resserrés par rapport à l’évolution historique récente.
Les excuses, ça peut servir
Compte tenu des perspectives de rendement des liquidités, il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les investisseurs peuvent préférer se tenir à l’écart. Elles peuvent se résumer à des préoccupations portant sur plusieurs risques potentiels par rapport aux valorisations actuelles. Les perspectives concernant l’inflation et les taux d’intérêt sont déterminantes. Aux États-Unis, la hausse mensuelle inattendue de 0,4% de l’indice des prix à la consommation (IPC) - tant pour l’indice global que pour l’indice de base - complique la tâche de la Fed en vue d’un possible abaissement de ses taux. Nous pourrions deviser indéfiniment sur l’évolution effective de l’inflation, compte tenu des problèmes de calcul de nombreuses composantes de son indice (l’équivalent du loyer pour les propriétaires de biens immobiliers, par exemple) et de certaines augmentations de prix étonnantes (les tarifs de l’assurance automobile ont ainsi augmenté de 22% de mars 2023 à mars 2024). Mais la dure et froide vérité est qu’aux États-Unis, la progression vers le niveau d’inflation cible est à l’arrêt, et la tendance pourrait même être en train de s’inverser. Certains membres de la Fed pourraient trouver une source de réconfort dans des données telles que l’IPC hors alimentation, logement et énergie (+2,4% en glissement annuel en mars) et affirmer que les pressions inflationnistes sous-jacentes du pays sont maîtrisées. Mais d’autres verront les choses différemment. Pour l’heure, et c’est le point de vue du marché, une baisse de taux effectuée en juin n’est plus à l’ordre du jour. Miser sur des abaissements intervenant encore cette année est devenu une entreprise plus hasardeuse.
Retour du tracé en ‘Montagne de la Table’
Il y a plusieurs mois, nous parlions d’un profil ressemblant à la Montagne de la Table sud-africaine pour ce qui est des taux d’intérêt américains. Il semble que nous soyons repartis dans cette direction. Les taux sont gelés depuis juillet dernier. Ils devraient être maintenus au moins un an entre 5,25% et 5,50%. Pour rappel, au milieu des années 2000, la Fed avait maintenu les taux d’intérêt à leur point culminant pendant 15 mois. Ce profil engendre un certain risque (indépendamment de la position du taux neutre): le maintien des taux à un niveau constant et l’obligation de procéder à de nouveaux ajustements des coûts d’emprunt à long terme augmentent le risque d’un atterrissage brutal, pouvant se produire à un moment indéterminé.
Concernant les obligations, le crédit et la duration courte
Pour les investisseurs dans le segment du revenu fixe, le profil de gel prolongé des taux a des implications diverses. D’abord, il maintient les revenus à un niveau généralement plus élevé, car le marché n’a pas la confiance nécessaire pour anticiper des taux nettement plus bas. Cela veut dire que les revenus des obligations restent attrayants, en particulier dans le domaine du crédit, et surtout à l’extrémité courte de la courbe des rendements. Ensuite, cela rend une stratégie de duration longue moins engageante. Les courbes de rendement restent inversées et les taux à long terme ne sont pas particulièrement élevés, de sorte que les possibilités de baisse sont limitées, à moins qu’un atterrissage plus brutal ne commence à se dessiner (ce qui n’est pas le cas). Ces dernières années, le marché a sanctionné les transactions à duration longue à maintes reprises, et il le fait une fois de plus. Il est peu probable que ce type d’opération soit payant tant qu’il n’y aura pas plus de signes indiquant un abaissement des taux d’intérêt, ou tant que le marché ne s’écroulera pas dans la durée (rendement des bons du Trésor américain supérieur à 5%) afin de donner plus de force à l’argument de la valorisation à long terme. Enfin, les obligations indexées sur l’inflation, en particulier les obligations à duration courte, pourraient être à nouveau prises en considération pour se prémunir contre une inflation qui continuerait à surprendre à la hausse. Aux États-Unis, le point mort d’inflation sur cinq ans n’est que de 2,55%.
Vous prendriez bien une petite hausse?
Le gel des taux n’est pas nécessairement un désastre, du moment que les marchés pratiquent une anticipation s’appuyant sur un calendrier réajusté des baisses de taux. Ce qui poserait davantage problème, c’est un relèvement des taux opéré par la Fed. Aucun responsable de la Fed ne l’a laissé entrevoir publiquement, et cela constituerait une surprise. Mais une évolution ressemblant au profil du milieu des années 1990 pourrait être un scénario réaliste. Après avoir relevé ses taux en 1994-1995 (300 points de base), la Fed avait commencé à les assouplir en juillet 1995 pour finalement devoir faire marche arrière et porter les taux d’intérêt à un niveau plus élevé que celui qui avait déjà été atteint. Pourquoi? Parce que l’inflation avait commencé à augmenter. Il s’en est suivi l’éclatement de la bulle Internet. C’est la dernière fois que les taux d’intérêt réels à court terme ont été nettement positifs durant une période prolongée. Si l’inflation remonte vers 4%, rognant ainsi à nouveau les taux réels à court terme, un nouveau relèvement des taux n’est pas impensable.
Un profil de taux plus élevé est un réel facteur pour les investisseurs. Il signifie des rendements plus importants générés par les liquidités, un taux d’actualisation plus élevé pour évaluer les bénéfices des entreprises et en raison des coûts d’intérêt plus élevés, potentiellement une pression supplémentaire sur les flux de trésorerie des ménages et des entreprises. Au cours de ce cycle, les coûts d’intérêt plus élevés ont globalement été absorbés, en grande partie parce que les propriétaires de logements ont contracté des prêts hypothécaires à taux fixe (et ce, à des taux inférieurs à ceux d’aujourd’hui) et que les entreprises ont accumulé d’importants soldes de trésorerie, tout en prolongeant leur propre dette à des taux fixes modérés. À un moment donné, l’environnement des taux d’intérêt pourrait avoir des répercussions moins anodines, mais pour l’heure, le crédit continue d’être solide.
Oscillations latérales
En mars de cette année, les prix à la consommation ont augmenté davantage qu’ils ne l’avaient fait en mars 2023, mais beaucoup moins qu’en mars 2022. Au premier trimestre 2024, les prix de base ont légèrement moins augmenté qu’il y a un an. Si certaines des composantes à réaction lente se mettent à baisser et que les prix de l’énergie se stabilisent, il est possible de s’imaginer que l’inflation se maintienne à un niveau se situant entre 3,0% et 3,5% jusqu’à la fin de l’année. Si l’on examine le taux global sur un graphique, en glissement annuel, on s’aperçoit qu’il n’a pas bougé significativement depuis qu’il est passé sous la barre des 4,0% l’année dernière. C’est un signe que la Fed est en position d’attente, et non pas dans une démarche de resserrement. Quoi qu’il en soit, pour l’instant, il est prudent de modérer ses attentes quant à un recul significatif de l’inflation ou à des baisses de taux pour le reste de l’année.
Risques liés aux actions
Pour les investisseurs en actions, il existe bien entendu un lien avec les marchés des taux. L’affaiblissement du sentiment sur les obligations, qui entraîne une hausse des revenus, aura un impact sur le sentiment du marché des actions. Pour dire les choses simplement, il existe deux risques pour les rendements des actions - l’un découlant de bénéfices décevants, l’autre d’une dévalorisation des multiples, déclenchée soit par des revenus obligataires plus élevés, soit par un autre facteur affectant le sentiment.
Les bénéfices devraient s’affirmer
Je suis détendu s’agissant des bénéfices. Le consensus actuel prévoit que le bénéfice par action de l’indice S&P 500 progressera de 11% cette année. Pour les marchés européen et britannique, les estimations se situent entre 5,5% et 6,5%. Une croissance plus robuste et une inflation plus tenace font qu’aux États-Unis, la croissance nominale du PIB semble plus forte qu’il y a quelques mois. Les niveaux de dépenses de consommation et d’investissement sont élevés, et il n’existe pas de raison évidente de s’attendre à une érosion des marges bénéficiaires par rapport à l’année dernière. La prochaine saison des bénéfices pourrait sans autre surprendre à la hausse. Ceux engrangés par le petit nombre d’entreprises du S&P 500 ayant déjà publié leurs résultats vont dans ce sens.
Les multiples ne sont pas excessifs
Les marchés mondiaux ont tendance à évoluer de concert. J’ai tracé le score z (relation entre une valeur et la moyenne d’un groupe de valeurs) pour les ratios cours/bénéfice (P/E) à 12 mois pour plusieurs indices boursiers mondiaux de référence, et il est frappant de constater à quel point ils sont corrélés (même si les taux P/E réels sont différents). Les multiples ont atteint leur niveau le plus bas à la fin de l’année 2022 et n’ont cessé de progresser depuis, avec le S&P 500 menant le bal. Si l’on compare les ratios cours/bénéfice d’aujourd’hui à leur moyenne mobile sur trois ans, les États-Unis se situent à environ un écart-type au-dessus de la moyenne, tandis que les marchés non américains sont proches de leur moyenne sur trois ans. Les États-Unis ont certainement cette prime de croissance incluse dans leurs valorisations (s’ils sont chers, ce n’est pas sans raison).
La dynamique a été forte et les multiples se sont renforcés, sans pour autant paraître excessifs. Les multiples postpandémiques sont plus élevés qu’au cours de la décennie précédente, ce qui traduit les changements intervenus au niveau des chaînes d’approvisionnement, les avancées technologiques et la solidité des bilans. On constate également que le pouvoir de fixation des prix s’est renforcé ces dernières années.
Risque de dégradation?
Or donc: qu’est-ce qui affaiblit les multiples et anéantit l’impact positif de la croissance des bénéfices sur les rendements totaux pour cette année? Les perspectives en matière de taux feraient certainement un bon suspect, compte tenu de ce qui s’est passé en 2022. Il n’y a pratiquement pas d’écart entre le rendement implicite des bénéfices du S&P 500 et le rendement du Trésor à 10 ans. Si les revenus obligataires augmentent, les ratios cours/bénéfice des actions pourraient s’amenuiser. Des éventuels signes de récession seraient également néfastes, car ils ébranleraient la confiance dans le maintien de la croissance des bénéfices. Mais, comme je l’ai indiqué, l’horizon est passablement dégagé sur ce plan. L’incertitude politique pourrait affecter les valorisations. Les élections américaines en constituent une source, mais ce n’est pas avant le troisième trimestre que nous saurons dans quel sens évoluent les choses.
Les risques politiques mondiaux représentent une source d’inquiétude plus importante, car ils menacent le sentiment des investisseurs et exigent une prime de risque plus élevée sur les marchés des actions. Il est difficile de se faire une idée exacte de la situation dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, car certains rapports continuent de faire état d’une éventuelle montée en puissance de la Russie, tandis que d’autres évoquent des problèmes d’infrastructure et des foyers d’agitation dans diverses régions russes, un risque potentiel pour le régime. Au Proche-Orient plane la menace d’une escalade du conflit, risquant de s’étendre au-delà de la bande de Gaza, vers l’Iran. À l’approche des élections américaines, les spécialistes des analyses géopolitiques vont augmenter l’intensité de leurs débats. Tout cela peut se traduire par une incertitude accrue de la part des investisseurs, et donc par une plus grande volatilité et des rendements moins sûrs. La récente hausse des prix des matières premières pourrait refléter des inquiétudes quant aux risques géopolitiques qui pèsent sur l’approvisionnement en matières premières essentielles, ou alors simplement être le signe que l’économie mondiale est plus forte qu’on ne le pensait.
Un œil qui rit ou un œil au beurre noire?
J’ai commencé mes considérations en suggérant que l’économie mondiale se portait bien. La dynamique de croissance s’améliore et la tendance à la désinflation se maintient, bien qu’elle soit perturbée par la hausse des prix de l’énergie et des autres produits de base, ainsi que par une évolution des prix post-COVID-19 dictée par des changements structurels au niveau des dépenses et par la configuration des marchés. Il est juste d’affirmer que la croissance nominale sera plus forte que durant la période prépandémique, ce qui signifie des taux d’intérêt plus élevés qu’à l’époque. Par ailleurs, les entreprises ont prouvé qu’elles étaient résistantes et capables d’évoluer, en s’adaptant à de nouvelles conditions de demande et d’offre, de même qu’en réagissant aux possibilités offertes par les technologies innovantes. Les investisseurs ont ainsi la possibilité d’équilibrer davantage leurs portefeuilles, comme je l’affirme depuis un certain temps déjà. Ils ont à leur disposition notamment les obligations pour les revenus (gérer la sensibilité aux taux d’intérêt), les actions américaines pour la croissance et les marchés mondiaux pour la diversification, encouragés par des signes indiquant une croissance mondiale plus équilibrée (même si cette évolution se produit dans le sillage d’une économie américaine forte).
Tango
C’était la première fois que je visitais Buenos Aires. Une ville qui est réputée pour son vin rouge et son football possède déjà plusieurs atouts. J’ai dégusté un bon Malbec et j’ai fait un tour de la ville, en passant par les stades de Boca Juniors et de River Plate. J’ai dit à ma femme que j’aimerais y retourner pour assister au Superclásico. Elle a accepté à condition que nous allions également voir un spectacle de tango argentin. La vie est faite de compromis. Vamos!