Du gaz dans l’inflation européenne

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

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Il risque d’être difficile d’avoir à chaque instant une énergie qui soit à la fois bon marché, verte et en continu.

Il y a deux prix auxquels les consommateurs sont très sensibles: l’alimentation et l’énergie. Se nourrir, se chauffer, faire le plein de son véhicule, ce ne sont pas les postes qui pèsent le plus dans les dépenses, du moins dans les pays développés, mais ce sont des dépenses répétées et incontournables. Dès lors, si les ménages s’inquiètent d’un choc sur leur budget, les responsables politiques ne tardent pas à s’inquiéter d’un choc sur leur popularité. La récente envolée des prix du gaz et de l’électricité en Europe est l’occasion de faire le lien entre les problèmes de court terme (pénurie post-COVID) et de long terme (transition énergétique).

Inflation énergétique: risque économique, risque politique

Quand l’économie mondiale a été mise à l’arrêt au printemps 2020, les prix de l’énergie, tous types confondus, ont chuté. Avec la première phase de réouverture à l’été 2020, puis la deuxième phase au printemps 2021, ils ont rebondi. Logique! Il en a résulté une vive remontée des taux d’inflation. En zone euro, la hausse de l’indice HICP s’établissait à 3% sur un an en août, contre 0,9% en janvier 2021. Ce surcroît de 2,1 points vient en large partie de la hausse du HICP-énergie, qui a accéléré de près de 20 pts, passant sur la même période de -4,2% à +15,4% sur un an. Jusque-là, rien de vraiment surprenant. 

Le rebond des prix a suivi une trajectoire tout à fait extraordinaire en ce qui concerne les prix de gros du gaz et de l’électricité.

Toutefois, au cours des dernières semaines, le rebond des prix a suivi une trajectoire tout à fait extraordinaire en ce qui concerne les prix de gros du gaz et de l’électricité. Ils ont progressé d’environ 25% par mois depuis le printemps dernier et se situent 3 à 4 fois au-dessus de la moyenne 2015-2019. Au moment où l’hémisphère nord vient d’entrer dans l’automne et aborde une saison où la demande d’énergie tend à augmenter, l’écart avec l’offre disponible est accentué par la faiblesse des stocks de gaz par rapport à la normale à ce stade de l’année.

Il faut tout d’abord examiner les raisons, circonstancielles ou profondes, qui peuvent expliquer un tel déséquilibre sur le marché de gros de l’énergie, avant d’en venir aux éventuelles répercussions sur l’économie. A la source des tensions de prix actuelles, il y a les livraisons de gaz russe. En temps normal, elles représentent près de la moitié des importations venant de pays hors-UE (la Norvège représentant un quart). Elles ont nettement baissé ces derniers mois, par suite de problèmes de production en Russie. On évoque aussi ici et là une décision délibérée des autorités russes afin de faire pression sur les régulateurs européens et d’obtenir la mise en service le plus rapidement possible du nouveau pipeline Nord Stream 2 qui vient d’être complété. Le déséquilibre sectoriel serait aggravé par des considérations géopolitiques. Les relations de l’UE avec la Russie sont, comme on sait, plus difficiles depuis l’annexion de la Crimée par la 2014. Le gaz est une arme diplomatique et politique pour la Russie aujourd’hui, comme le pétrole l’avait été pour l’Opep dans les années 1970. Soit dit en passant, cela pose clairement le problème de l’indépendance énergétique de l’Europe.

Concernant la transmission du prix du gaz vers marché de l’électricité, il faut tenir compte du mix énergétique et de la manière dont se forment les prix. Ils sont fixés à la marge sur un marché où les possibilités de stockage sont très faibles. La demande étant moins élastique que la production, c’est le coût du producteur marginal qui influence le prix. 

La volatilité actuelle des prix de l’énergie reflète la montée en puissance des énergies renouvelables.

En somme, la volatilité actuelle des prix de l’énergie reflète la montée en puissance des énergies renouvelables. C’était déjà la conclusion d’une étude de l’OCDE de 2019, qui comparait plusieurs mix énergétiques. Dans le cas où la part de l’énergie renouvelable n’est que de 10%, le prix moyen de l’électricité était estimé à 70 dollars/MWh avec un écart-type de 106 dollars/MWh. Dans un scénario où cette part monterait à 75%, le prix moyen est revu en baisse d’environ 25% et l’écart-type augmenterait de 56%. Dans ce dernier cas, l’OCDE estimait qu’il pourrait y avoir 157 jours par an où le prix de l’électricité serait nul, mais à l’inverse plus de 36 jours par an où il dépasserait 100 dollars/MWh (soit deux fois le prix moyen), avec même quatre heures de blackouts. Plus la part de l’énergie renouvelable augmente, plus les prix de l’électricité sont volatiles. Vu la direction prise par les politiques publiques en matière d’énergie, la situation actuelle est appelée à se répéter plus souvent à l’avenir.

Qui gagne et qui perd dans cette envolée des prix de l’énergie?

Sur un marché libre de toute interférence, les fournisseurs sont censés récupérer la manne, les clients en supporter le renchérissement. Dans la réalité, la répartition du surplus dépend aussi de l’organisation du marché et de la fiscalité, autrement dit de choix politiques. Le choc actuel est positif pour les producteurs d’électricité dont les coûts et la production n’ont guère changé (nucléaire, hydro, solaire). Il peut aussi avantager les Etats recevant des recettes supplémentaires venant de la hausse du prix du CO2 et pouvant réduire leurs subventions aux producteurs de renouvelables. Avec des prix réglementés, soit du fait d’un plafonnement ou d’un mécanisme d’ajustement décalé, les distributeurs voient leurs marges sous pression. Les stratégies de couverture ont pu distribuer le risque à travers une multitude d’acteurs. Les consommateurs, industriels et ménages, sont du côté des perdants, mais là encore il faut tenir compte de mécanismes d’amortissement du choc.

Chez les ménages, la perception de l’inflation dépend davantage de l’évolution du prix de certains biens ou services dont la consommation est contrainte, comme l’alimentation ou l’énergie. Le choc actuel touchant le gaz et l’électricité pose donc aussi un problème politique pour les gouvernements. Dans la Rome antique, il a existé des lois frumentaires pour assurer à la population la distribution gratuite de blé et éviter ainsi les émeutes. On n’en est pas tout à fait là en Europe en matière de fourniture d’électricité, mais plusieurs gouvernements ont pris des mesures spéciales pour atténuer le choc. Le sujet est plus ou moins sensible selon les pays et selon la volatilité des prix. 

En France, une aide directe (chèque énergie) sera versée d’ici la fin de l’année à 5,8 millions de ménages.

En Espagne, où la transmission des prix de gros au prix de détail, est rapide, le gouvernement a réagi en allongeant le délai de paiement des factures d’électricité pour les familles à bas revenus et en promettant de limiter les profits des fournisseurs. En France, une aide directe (chèque énergie) sera versée d’ici la fin de l’année à 5,8 millions de ménages. Dans le passé récent, les gouvernements français ont eu à subir des mouvements sociaux en lien avec la taxation et ou le prix de l’énergie (épisodes des «bonnets rouges» en 2013 et des «gilets jaunes» en 2018). A quelques mois d’une élection présidentielle, la prudence s’impose. Au total, dans l’UE, le prix de détail de l’électricité s’explique pour un tiers environ par le prix de gros, pour un quart par les coûts de distribution et plus de 40% par les taxes. Il y a moins de marges de manœuvre sur les prix du gaz (le poids des taxes est de 25%). De manière générale, la réponse la plus facile à court terme est d’ajuster les taxes et les subventions, quitte à en assumer les conséquences sur les finances publiques. A plus long terme, la réponse à des tensions de prix dans un marché où l’offre est contrainte n’est pas de subventionner la demande.

Peut-on chiffrer l’impact sur l’inflation totale?

Dans un scénario du pire – mettons, un rationnement des livraisons de gaz russe, plus un hiver rigoureux, plus des perturbations durables dans la production d’énergie renouvelable – les tensions sur les prix de gros peuvent perdurer encore des mois et une hausse additionnelle de 10 à 20% des prix de détail est de l’ordre du possible. Gaz et électricité pesant 5% de l’indice des prix, l’impact direct sur l’indice des prix serait de 0,5 à un point de pourcentage. Cela viendrait s’ajouter à une inflation qui est déjà vouée à monter vers 3,5% sur un an au quatrième trimestre 2021. Cela ferait grincer des dents, il va sans dire, et on doute que les gouvernements restent alors sans réaction. Tout autre scénario (moins pire, si l’on dire) amènerait une contribution positive mais bien plus faible à l’inflation totale. 

Face à une poussée d’inflation d’origine énergétique, il va sans dire que ce n’est pas un durcissement de la politique monétaire qui permettrait de surmonter les contraintes bridant la production ou l’acheminement du gaz et de l’électricité. La BCE a fait l’erreur de monter ses taux directeurs en 2011 sur fond d’envolée des prix du pétrole, on connaît la suite. Reste que les perturbations actuelles sont une matière à réflexion. Pour la BCE, qui a fait des enjeux climatiques un élément de sa nouvelle stratégie monétaire, il serait bon qu’elle précise si cela implique une plus grande tolérance à la volatilité de l’inflation ou si cela requiert de construire une mesure des prix isolant les effets du «verdissement» du mix énergétique. Pour les gouvernements, il serait temps de dire clairement aux citoyens qu’avec la montée en puissance des renouvelables (qui est un objectif largement soutenu dans l’opinion), il risque d’être difficile d’avoir à chaque instant une énergie qui soit à la fois bon marché, verte (décarbonée) et en continu. Si le nucléaire est par principe exclu et si le gaz est la seule variable d’ajustement, il faut sans doute en rabattre sur les ambitions d’indépendance énergétique, sauf à accélérer de manière significative les dépenses d’investissement pour réaliser la transition souhaitée.

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