De l’importance d’une bonne esquive

Christopher Smart, Barings

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Pour se préserver d’une nouvelle crise ukrainienne, évitons les réponses économiques et militaires.

© Keystone

Peu de stratégies sont plus efficaces pour résoudre une crise que botter en touche. Et c’est exactement cette option qu’ont choisi les présidents Vladimir Poutine et Joe Biden la semaine dernière. La reprise mondiale ne devrait pas, pour l’heure, être déréglée par les tensions croissantes en Ukraine et la possible perturbation des marchés mondiaux de l’énergie.

Le conflit dans le Donbass continue de faire des victimes chaque mois et la voie vers un rétablissement de l’ordre de la part de Kiev paraît plus semée d’embûches que jamais. Mais le différend entre Moscou et Washington est plus politique qu’économique ou militaire, ce qui laisse une marge importante aux temporisations et aux compromis diplomatiques. Les deux parties ne doivent cependant pas perdre de vue les risques.

Liaisons dangereuses

Le vif intérêt porté à l’Ukraine par la Russie repose sur trois préoccupations principales: un attachement émotionnel et historique, qui rend la reconnaissance de l’indépendance de son voisin du sud-ouest difficile; une réelle anxiété à l’idée d’un conflit ouvert dans les régions frontalières et majoritairement russophones; une inquiétude de fond quant à la possibilité que l’OTAN, partiellement affaiblie, ne décide de s’étendre vers l’Est.

Ce ne sont pas tant l’opprobre politique mondial ou les sanctions financières qui inquiètent le président russe. Mais ce dernier ne tient pas à être directement responsable d’un conflit qui s’annonce comme compliqué.

Pour Vladimir Poutine, une Ukraine affaiblie, instable et nerveuse est une bonne chose tant que la violence sur le terrain reste contenue. Devoir détacher des troupes pour prendre effectivement le contrôle d’un territoire dont la superficie est supérieure à celle de la France, en revanche, est une perspective horrifiante. Ce ne sont pas tant l’opprobre politique mondial ou les sanctions financières qui inquiètent le président russe. Mais ce dernier ne tient pas à être directement responsable d’un conflit qui s’annonce comme compliqué, contre des forces ukrainiennes qui ne concèderont que difficilement la victoire, pour devoir ensuite gouverner un pays où le sentiment antirusse s’est passablement renforcé suite aux dernières confrontations.

Le sort de l’Ukraine ne revêtira jamais un intérêt similaire pour Joe Biden. Ce sont la Chine et le réchauffement climatique qui figurent, à l’heure actuelle, en tête de la liste des priorités de l’administration américaine. Un conflit gelé en Europe de l’Est relève ainsi plus de l’inconvénient que de l’intérêt stratégique. Reste que Joe Biden soutient depuis longtemps l’indépendance de l’Ukraine et, après le désastreux retrait des troupes américaines d’Afghanistan, le président n’a aucune envie de nourrir le discours selon lequel Washington ne serait pas fidèle à ses amis.

Prudence et dialogue

Si toute action militaire pourrait coûter très cher à Moscou, le renforcement des sanctions économiques des pays occidentaux à l’encontre de la Russie pourrait entraîner des hausses de coûts pour tout le monde. Exclure le pays du réseau de paiement SWIFT peut sembler une punition aigüe et ciblée, mais la mesure en viendrait à interrompre effectivement tous les achats réalisés par le second exportateur mondial de pétrole et le principal fournisseur en gaz naturel de l’Europe. Bloquer toute possession de la dette russe serait moins radical mais n’en viendrait pas moins perturber les marchés mondiaux. Et ce, alors que ces derniers sont en train d’absorber de nouvelles incertitudes liées à la pandémie.

Washington ne dispose que d’options limitées sur ce dossier et cela pourrait expliquer les fuites, inhabituelles, de renseignements mettant en évidence le rassemblement des troupes russes et estimant possible une invasion l’année prochaine. Entretemps, les dirigeants européens n’ont pas exclu la possibilité de suspendre le gazoduc Nord Stream 2 en cas d’invasion et de bloquer ainsi une nouvelle source de revenus majeurs pour la Russie.

La décision récente de l’Ukraine de recourir à des drones fournis par la Turquie a déclenché une vive réaction de la part de la Russie.

Les critiques de Joe Biden ont tourné en dérision sa décision d’approfondir l’engagement diplomatique des Etats-Unis dans la région, mais continuer à se parler ne représente pas nécessairement une concession. Et la marge de manœuvre pour arriver à un compromis sans céder à la demande russe de garantir, juridiquement, que l’Ukraine n’intègrera jamais l’OTAN reste importante. Au final, ce sont les Ukrainiens qui devront prendre cette décision et il faudra encore attendre un certain temps avant que le pays ne soit suffisamment stable pour être un candidat viable.

Le traité sur les forces armées conventionnelles en Europe, qui a été suspendu par la Russie en 2007, pourrait quant à lui être remis à l’ordre du jour. Des conditions plus strictes en matière de transparence militaire des deux côtés de la frontière pourraient également être introduites, de même qu’un devoir de notification en cas de mouvements de troupes. Les efforts pour résoudre le conflit dans le Donbass pourraient alors être relancés.

Attention aux électrons libres

Si Washington et Moscou ont décidé, pour l’heure, de contenir le conflit, cela ne signifie pas que les risques sont pleinement écartés. La décision récente de l’Ukraine de recourir à des drones fournis par la Turquie a déclenché une vive réaction de la part de la Russie. Et le Congrès américain reste libre de passer une législation qui exigerait des sanctions financières extrêmes à l’encontre du régime de Vladimir Poutine.

Ce dernier peut, par ailleurs, causer beaucoup de dégâts sur le sol ukrainien sans pour autant envoyer de chars à la frontière, en ravitaillant les milices russes locales ou par le biais de cyberattaques par exemple. On pourrait également constater une recrudescence du nombre de soldats sans uniformes (comme ces «petits hommes verts» qui sont intervenus en Crimée en 2014) ou de soi-disant convois «humanitaire», qui contribuent à brouiller les discussions sur le degré de sévérité des sanctions à imposer.

La question ukrainienne n’en n’est qu’à ses débuts. Les tensions vont monter, les menaces vont retentir et les marchés financiers mondiaux vont réagir. Une erreur de calcul militaire, qui entraînerait une tragédie humanitaire, ou une escalade économique, qui assènerait un choc pétrolier à la reprise actuelle, ne sont pas exclues. Mais tant que toutes les parties se laissent la possibilité d’un engagement politique sur le sujet, la crise devrait pouvoir être de nouveau renvoyée à un autre jour.

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