Ce que dit la hausse des prix du pétrole sur le risque de récession

Yves Hulmann

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La guerre en Ukraine ne devrait pas entraîner elle-même une contraction de l’économie mondiale. L’accélération de l’inflation qui en résulte, oui.

Jusqu’aux derniers jours qui ont précédé le début de la guerre en Ukraine fin février, on a souvent pu lire le même argument dans de nombreux commentaires de marché. Au cours des dernières décennies, les conflits armés – même ceux qui impliquent directement les Etats-Unis et certains pays européens – n’ont, à eux seuls, jamais précipité l’économie mondiale dans une récession. Le plus souvent, ils n’ont pas non plus fait plonger les marchés boursiers au-delà d’une durée de quelques semaines.

Ainsi, même à la suite d’événements particulièrement marquants comme les attentats du 11 septembre 2001 ou lors de l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990, l’indice S&P 500 n’avait subi que des baisses relativement limitées. En 2001, le recul maximal subi par l’indice élargi de la bourse de New York s’était limité à moins de 12% au cours des deux semaines qui ont suivi les attentats. En 1990, la baisse avait atteint près de 17%, répartie sur une durée de plus de deux mois, selon des données de CFRA Research.

En mars 2022, les investisseurs feraient-ils alors mieux de ne pas trop s’inquiéter et attendre simplement que l’orage passe? Le hic est que l’attaque de l’Ukraine par la Russie est intervenue alors que l’inflation aux Etats-Unis se situait déjà à des niveaux historiquement très élevés – près de 8% pour le mois de février, alors même que les cours du brut se positionnaient encore très en-dessous des 100 dollars le baril – et que les grandes banques centrales, à commencer par la Fed, avaient déjà entamé un cycle de resserrement des taux.

Les trois dernières récessions aux Etats-Unis ont été précédées par une envolée des cours du pétrole.

Jusqu’à quels niveaux, la hausse des cours du pétrole est-elle supportable pour l’économie sans que celle-ci n’en soit trop pénalisée? Alors que les cours du baril de Brent ont frôlé le seuil des 140 dollars lundi dernier, un niveau proche du record absolu de 147,50 dollars atteint en juillet 2008, pour évoluer aux environs de 111 dollars vendredi en fin d’après-midi. Même si la volatilité est quelque peu redescendue en fin de semaine dernière, le prix du baril de Brent dépasse actuellement de plus de 60% son niveau il y a un an à la même période.

Et c’est ici qu’il est intéressant de se pencher sur la corrélation observée entre les phases marquées par de fortes hausses des cours des prix du pétrole et les périodes de récession qui les ont suivies. Dans un commentaire de marché publié au début de janvier 2020 – alors que l’on s’inquiétait surtout des tensions avec l’Iran -, différents experts du marché de l’énergie relevaient déjà que les trois dernières récessions survenues aux Etats-Unis avaient toutes été précédées par d’importantes hausses des cours des prix du pétrole. Ainsi, entre juillet et octobre 1990, le prix du brut avait bondi de 135%, un bond suivi d’une récession qui avait duré jusqu’en 1991. Les cours du pétrole avaient aussi plus que doublé entre 1999 et 2000, avant que l’économie américaine n’entre en récession l’année suivante. De même, les cours du brut avaient également doublé entre 2007 et juin 2008, avant que les difficultés du secteur bancaire n’entraînent les Etats-Unis en récession.

Y a-t-il pour autant un seuil spécifique des prix du pétrole susceptible de déclencher une récession? La relation n’est pas si claire: il semblerait que ce soit plutôt la rapidité avec laquelle les cours varient qui compte le plus, observait la société d’analyse DataTrek Research, citée par CNBC. La société de recherche a même établi une sorte de formule à ce sujet: chaque fois que les prix du pétrole ont augmenté de plus de 90% sur une période de 10 à 12 mois, l’économie américaine est alors entrée en récession.

Chaque hausse de plus de 50% des cours du brut a été suivie par une récession.

Début mars 2022, Pictet Asset Management arrivait à une conclusion similaire, bien qu’avec un raisonnement un peu différent. Au cours des 50 dernières années, chaque fois que les prix du pétrole, ajustés de l’inflation, ont augmenté de 50% au-delà de leur tendance, une récession s’en est suivie aux Etats-Unis, relevait la banque, cité par l’agence Bloomberg. Cette corrélation s’est vérifié à deux reprises dans la première moitié des années 1970, puis à nouveau au début des années 1980 et 1990. Et cela a aussi été le cas en 2001 et juste avant la crise financière globale en 2008, même si, s’agissant de ces deux derniers épisodes, la cause de la récession ne peut pas être directement attribuée à la hausse des prix du pétrole. Et la dernière fois que ce seuil de 50% a été franchi, c’est justement maintenant…

En Suisse, l’impact des cours du pétrole devrait être moins marqué que dans de nombreux autres pays – compte tenu notamment d’une inflation beaucoup faible qu’ailleurs – mais pas nul pour autant. Pas plus tard que jeudi, les économistes de l'institut bâlois BAK Economics ont révisé à la baisse leurs prévisions de produit intérieur brut (PIB) suisse pour cette année à +2,6% (+3,1% dans leurs précédentes estimations). Même ajustement concernant 2023: l’institut bâlois a revu ses prévisions de croissance en baisse à +1,4% (+1,7% précédemment).

Des scénarios plutôt que des prévisions

Comme souvent dans de telles situations, les stratèges et conjoncturistes évitent d’établir directement des pronostics à propos de l’évolution des marchés, se limitant à évaluer différents scénarios auxquels sont attribués une certaine probabilité de survenance.

Dans une note publiée vendredi, la banque J. Safra Sarasin a analysé cinq scénarios possibles. Dans son scénario de base (50% de chances de survenance) - qui prévoit une poursuite du conflit pendant 1 à 3 mois suivi d’une désescalade de la situation -, la banque anticipe dans un premier temps une stabilisation des prix du pétrole aux environ de 115 dollars le baril, puis une rechute à 90 dollars le baril. Plus pessimiste, le deuxième scénario jugé le plus probable (25% de chances de survenance) suppose qu’il y aura une escalade du conflit tout au long de l’année. Dans ce cas, les prix du pétrole grimperaient à 175 dollars en cours d’année, entraînant une baisse supplémentaire des cours des actions d’environ 10%.

Quel impact sur la transition énergétique?

Et quels sont les secteurs qui ont récemment profité de la situation? Ce sont sans surprise les actions des grandes compagnies pétrolières qui ont vu leur cours s’envoler depuis le début du conflit. Depuis début janvier, l’indice S&P 500 Energy (Sector) a progressé d’environ 37%. Indirectement, cette crise est aussi venue rappeler au bon souvenir des consommateurs et des investisseurs que les énergies fossiles ne resteront pas bon marché pour l’éternité, comme certains pouvaient l’imaginer durant la pandémie lorsque les avions restaient cloués au sol. Fait surprenant (mais parfaitement compréhensible) en cette période d’instabilité où les investisseurs évitent les titres jugés risqués, de nombreuses valeurs liées aux énergies renouvelables, y compris certaines petites capitalisations, se sont nettement redressées depuis la mi-février.

Rebond des valeurs liées à l’énergie solaire

Les titres des groupes américains SolarEdge Technologies et Sunpower ont rebondi d’environ 20% sur un mois, tandis que First Solar s’est apprécié de 6% au cours des quatre dernières semaines. Même tendance pour des titres tels que 7C Solarparken en Allemagne qui a rebondi ces dernières semaines. En Suisse, les actions de la société Meyer Burger, en baisse continuelle depuis plusieurs années, se sont aussi nettement redressées récemment. Le titre du spécialiste bernois spécialisé des techniques photovoltaïques a pratiquement doublé en deux semaines, inversant une tendance à la baisse continuelle depuis plusieurs années.

Les grands groupes énergétiques cherchent à se diversifier.

Comment expliquer le rebond de ces valeurs liées aux énergies renouvelables? Pour certains experts, cela peut s’expliquer par la nécessité accrue de diversification des investissements des grands groupes énergétiques à l’avenir. Les géants du secteur l’énergie ont, certes, pu reconstituer leurs réserves de liquidités suite à la remontée des cours du brut depuis plus d’un an. Ils n’ont toutefois que peu de perspectives de réinvestir leurs liquidités sur un marché qui s’est considérablement rétréci depuis à la mise à l’écart de la Russie de la carte mondiale du gaz et du pétrole. En début de semaine dernière, Shell a par exemple annoncé son retrait complet de ce marché. Dans ce contexte, racheter de plus petites sociétés actives dans les énergies renouvelables peut aussi devenir une opportunité pour les géants de la branche, alors que des projets tels que Nord Stream 2 semblent être définitivement enterrés.

Autre point qui parle en faveur des investissements dans les énergies renouvelables: il est aujourd’hui beaucoup plus rapide aujourd’hui d’augmenter les capacités de production dans le solaire ou l’éolien que de mettre en fonction de nouvelles centrales à gaz, sans même parler du temps qui serait nécessaire pour construire de nouvelles centrales nucléaires. Dans ce contexte, une des conséquences inattendues de la guerre en Ukraine – même si elle tend à paralyser beaucoup de projets dans l’immédiat – est qu’elle contribuera à accélérer la transition énergétique.

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