Des étoiles dans les yeux, un adolescent interpelle ses copains dans la cour de récréation: «Vous avez vu, en touchant une bouteille d’eau Cristiano Ronaldo a fait perdre 4 milliards à Coca-Cola!» Ce soir-là CR7 inscrira deux des trois buts permettant au Portugal de battre la Hongrie lors des phases de groupe du Championnat d'Europe de football.

La veille, lundi 14 juin à Budapest, l’athlète prend place derrière un pupitre pour la conférence de presse d’avant match. Des boissons ont été mises à disposition. Il observe le décor, la table, fronce légèrement les sourcils, déplace les deux bouteilles de Coca-Cola hors du champ de la caméra et brandit la bouteille d’eau en s’exclamant: «Agua!» (eau en portugais).

Ce geste lui vaudra les félicitations de spécialistes de la santé publique et de la lutte contre l’obésité. Il fera aussi de lui, sur les réseaux sociaux, un «influenceur réel», qui défend des causes, par opposition aux «influenceurs fictifs» qui se contentent de promouvoir des marques.

Le même jour, l’action Coca-Cola recule de 1,6%, sa valeur passant de 242 à 238 milliards de dollars, soit une perte de 4 milliards. Dans les heures et les jours qui suivent, des médias s’emparent du sujet et titrent sur ces 4 milliards de dollars de Coca-Cola «effacés» par Cristiano Ronaldo. 

Dans les cours de récréation, la puissance du héros fait briller les regards. Alors, fort de ses convictions diététiques, Cristiano Ronaldo a-t-il vraiment le pouvoir de faire baisser le cours boursier de la multinationale américaine? Oui, mais non. Ou plutôt, oui et non. 

Plusieurs analystes ont invalidé le rapport de causalité établi entre le geste du footballeur et la perte de 4 milliards essuyée par Coca-Cola le 14 juin. Il s’agirait d’une coïncidence. D’autres facteurs, fort éloignés de l’Euro 2020, expliqueraient cette baisse. En réalité, ce jour-là le cours de Coca-Cola a déjà perdu 4 milliards quelques minutes avant la fameuse conférence de presse, pour des raisons liées au nouveau statut ex-dividende de l’action et à un mouvement généralement baissier à la bourse de New-York¹. Il n’est donc pas raisonnable d’affirmer que c’est le geste de Ronaldo qui a fait chuter le cours de Coca-Cola, même si l’on ne peut exclure qu’il y ait contribué². 

Le 16 juin, NBC News publie un correctif indiquant qu’un rapport de causalité entre les deux événements ne peut être établi³. De son côté, l’agence Australian Associated Press retire carrément son article attribuant la chute du cours au geste de Ronaldo, imitée ensuite par The Guardian⁴. 

Cependant, du mardi 15 au vendredi 18 juin, de nombreux médias continuent de parler des 4 milliards de Coca-Cola effacés par Cristiano Ronaldo. Sur la plateforme de données financières Refinitiv, cette affaire domine parmi les titres affichés sous le graphique boursier dans la fonctionnalité News at Date. Certains soulignent la chute du cours boursier provoquée par Ronaldo, d’autres abordent l’affaire sous l’angle de la loyauté des consommateurs, du rôle des influenceurs face aux sponsors, ou de l’avenir des marques de soda⁵. 

Du lundi 14 au vendredi 18 juin, l’action Coca-Cola perd plus de 3% (le S&P 500, lui, recule de 2%). Les investisseurs ont-ils tout de même été sensibles au plaidoyer de Ronaldo pour l’eau et contre le soda? Ont-ils pris en compte un facteur ESG, le risque du produit pour la santé, dans leur décision d’investissement? Est-ce plutôt qu’une information fausse, une post-vérité, un vœu pieux est devenu prophétie auto-réalisatrice? Ou alors, ne s’agit-il que d’un phénomène de volatilité normale, une médiocre semaine boursière due à la conjonction de plusieurs facteurs bientôt suivie de temps meilleurs?

Un mois après la conférence de presse de Budapest, Cristiano Ronaldo s’apprête à reprendre l’entraînement avec la Juventus. Le cours de l’action Coca-Cola, lui, a remonté et atteint son plus haut niveau de l’année. Il est vrai que la réouverture des cafés, restaurants et cinémas offre des perspectives intéressantes au géant d’Atlanta.

Faut-il en conclure que l’affaire «Agua!» n’a finalement pas eu de répercussions financières? Pas si vite. A Budapest, la bouteille d’eau brandie par Ronaldo est d’une marque appartenant à … Coca-Cola. Si les sodas représentent encore deux tiers des ventes de la Coca-Cola Company, les segments des eaux et des jus connaissent une croissance supérieure à celle des sodas dans la plupart des régions du monde⁶. C’est aussi ce «portefeuille de produits en transformation» que les investisseurs ont considéré ces dernières semaines. 

Au-delà des attributions de causalité, cette histoire est importante par l’adhésion et les réactions qu’elle a provoquées. En cela elle peut être considérée comme un jalon dans la politisation croissante des personnalités, des marques et des marchés.

Question subsidiaire liée à l’impact environnemental du produit et à la marge de manœuvre des influenceurs: comment la bourse aurait-elle réagi si Cristiano Ronaldo avait retiré toutes les bouteilles en plastique de la table et demandé une simple carafe d’eau?