Philanthropie: ne tuons pas l’incitation fiscale

Nicolette de Joncaire & Emmanuel Garessus

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Denis Pittet et Maximilian Martin de Lombard Odier soulignent le rôle incitatif de la fiscalité à la veille de votations clés à Genève.

Composée de cinq personnes, l’équipe d’experts du service philanthropique de Lombard Odier a pour vocation d’accompagner la clientèle dans ses projets philanthropiques. La fondation abritante Philanthropia fête ses 15 ans en 2023, explique à Allnews Denis Pittet, associé-gérant du groupe. Au sein de Lombard Odier, la philanthropie sert les clients et le Groupe lui-même à travers deux entités, la Fondation Philanthropia, une fondation dite abritante réservée aux clients, et la Fondation Lombard Odier, fondation d’entreprise, animée par les associés. Cette dernière se consacre à trois thèmes, l’humanitaire (principalement à Genève, par exemple avec le soutien du CICR), l’innovation et la recherche et l’éducation (dont l’EPFL), et un dernier axe qui poursuit l’idée de «rendre à la cité», à l’image, par exemple, du Centre en philanthropie de l’Université de Genève qui a été créé grâce notamment à la Fondation Lombard Odier. Plus éclectique par nature et réservée aux clients, Philanthropia regroupe 36 fonds sous égide. «Nous vivons une révolution dans le sens où les clients veulent davantage d’impact. Ils désirent apprendre à faire le bien», ajoute Maximilian Martin, responsable global de la philanthropie auprès de la banque privée. Entretien.

Combien la Fondation Philanthropia compte-t-elle d’actifs?

Denis Pittet: Depuis 15 ans, Philanthropia a reçu des donations pour un montant total de CHF 133 millions et distribué entre CHF 70 et 75 millions aux bénéficiaires. Le taux de distribution est très élevé, soit entre 5% et 10% contrairement à certaines fondations qui ne peuvent statutairement distribuer que leurs revenus. Cela représente malheureusement, pour celles-ci, une contrainte forte à une époque marquée par des taux d’intérêt bas. A l’heure actuelle, nous n’observons pas une croissance importante des montants, mais plutôt une augmentation du nombre de fonds sous égide.

Maximilian Martin: Notre approche consiste à définir la meilleure structure philanthropique en fonction des envies et des moyens. Il peut s’agir d’une fondation abritante, d’une fondation autonome ou d’une donation. La fondation abritante, qui permet une mutualisation des services, est une structure promise à un bel avenir. Elle répond autant aux besoins de la génération plus âgée qu’à ceux d’un jeune directeur de multinationale qui aimerait s’appuyer sur une structure existante.

Comment sont placés les fonds non distribués?

D.P.: L’allocation des fonds non distribués de Philanthropia repose sur notre gouvernance en matière d’investissement durable. Les plus exigeants, certes minoritaires, voudront de l’impact tant au niveau de la distribution que de l’investissement. D’autres imposent quelques contraintes spécifiques en termes de durabilité dans le cadre de l’allocation d’investissement choisie.

M.M.: Aux Etats-Unis, la loi exige que 5% soit distribués chaque année et 95% investis. La Suisse ne connaît pas cette limitation mais nous estimons qu’en moyenne 1% à 2% sont distribués chaque année et 98% à 99% investis. La question est de savoir s’il faut aligner la politique d’investissement avec les objectifs de la fondation et nous estimons que l’investissement durable est la bonne pratique. La plupart des fondations intègrent d’ailleurs des clauses d’exclusion. En 2021, nous avons mené une étude avec proFonds, une association de plus de 500 fondations membres en Suisse, afin d’évaluer les pratiques existantes.

En matière d’investissement, les fondations collaborent-elles?

D.P. La coopération n’en est qu’à ses balbutiements dans ce monde confidentiel et qui fonctionne souvent en silos. Une meilleure collaboration permettrait des synergies entre les différentes compétences. Le marché des fondations est très dynamique en Suisse, mais l’écosystème gagnerait à dialoguer davantage. Dans notre sondage «Faire mieux, plus efficacement» réalisé en 2019, seuls 38% des sondés qui indiquaient que la collaboration était importante, pouvaient citer un exemple.

Qui fait appel à vos services?

D.P. Les philanthropes sont très hétérogènes en termes d’âge et de genre. Nos donateurs sont majoritairement européens puisque le groupe ne couvre pas le marché américain. Les bénéficiaires ont une empreinte plus globale.

Quelles sont les priorités des philanthropes?

D.P.: C’est avant tout la passion qui conduit la philanthropie, la plupart des philanthropes poursuivant des projets personnels. Pour 33%, les bénéficiaires de Philanthropia sont la recherche médicale et scientifique, 30% l’art et la culture, 22% l’humanitaire et le social, 8% l’éducation. Sur le marché mondial des UHNWI, plus de 50% vont à l’éducation et 30% à l’art et à la culture.

Quel est le moteur du développement de la philanthropie? La bourse, la croissance économique locale, la finance offshore?

D.P.: Les études scientifiques font défaut à ce sujet. Mais je ne crois pas à un lien avec la Bourse. Des pays profitent d’une histoire plus riche en philanthropie que d’autres, dont la Suisse. L’acte de donner fait partie de l’ADN helvétique : la première institution qui a bénéficié d’un don a été l’hôpital de l’Île à Berne en 1354. La Suisse regroupe 13’667 fondations (+365 créations en 2021 et -219 liquidations), selon le dernier rapport de Swiss Foundations. Elle profite d’un cadre juridique plutôt bienveillant, libéral, peu bureaucratique et flexible, à l’image du tissu économique suisse. Des petites structures de cinq personnes côtoient des très grandes entités. Et le dialogue est bon avec les autorités de surveillance.

Qu’en est-il du lien avec la fiscalité?

D.P.: La fiscalité joue un rôle incitatif puisqu’une déduction est possible jusqu’à un certain pourcentage. Mais ce n’est pas le moteur de la philanthropie. Il ne faut pas tuer cette incitation mais l’encadrer. Aucun client ne nous demande d’emblée combien il pourra économiser sur ses impôts.

La finance durable ne risque-t-elle pas de tuer la philanthropie, compte tenu du fort développement de l’investissement à impact?

D.P.: Les thématiques sont totalement différentes. L’investissement durable concerne une gestion du portefeuille qui permet de contribuer à aligner les portefeuilles sur l’Accord de Paris et identifier les gagnants de la transition durable de l’économie. L’approche est économique et exclusivement rationnelle. Basée sur l’émotion, la philanthropie implique de se dessaisir de son argent pour contribuer à des projets très pointus qui animent le donateur. Dans l’investissement à impact, on entend faire le bien et gagner de l’argent, alors que dans la philanthropie il est très difficile d’évaluer le rendement, surtout dans les domaines des droits humains ou de la culture.

Est-ce que les philanthropes exigent des résultats?

M.M.: En général, oui. Nous offrons un service professionnel, sélectionnons les bénéficiaires en fonction des objectifs et incluons des indicateurs de performance quantitatifs et qualitatifs dans le cadre d’un reporting.

Quelle est la part des frais administratifs dans un projet?

D.P.: Le ratio dépend des activités. Par exemple, dans les différents organismes des Nations Unies, il peut être supérieur à 10% - même si un ratio inférieur à 10% est généralement souhaitable. Il est vrai que les fondations sont réticentes à payer trop de frais administratifs. Mais on sous-estime souvent l’utilité des dépenses administratives. C’est pourquoi nous finançons parfois l’achat d’ordinateurs pour soutenir une action.
M.M.. Nous entendons être efficaces. C’est pour cela que notre objectif consiste aussi à accroître les capacités d’une organisation.

L’hostilité marquée contre les grandes fortunes, par exemple à Genève, est-elle une menace pour l’industrie de la philanthropie?

D.P.: Deux votations seront importantes à Genève à ce sujet, en mars et en juin. Les philanthropes sont autant rationnels qu’émotionnels. S’ils sont poussés à quitter Genève en raison d’une détérioration de la fiscalité, ils se désintéresseront des projets liés au Canton et à son écosystème. La sensibilité par rapport à la précarité à Genève risque de disparaître. Il en va de même des soutiens à l’art et à la culture.

A quoi ressemblera la philanthropie 2.0?

M.M.: Si j’en crois ChatGPT, l’avenir de la philanthropie sera brillant. Mais la réalité est plus complexe. Je pense que des innovations faciliteront l’identification des bons projets et la coopération entre fondations. La philanthropie sera plus modulaire, grâce aussi à de nouveaux modèles comme l’entrepreneuriat social. Par ailleurs, à l’avenir, il existera peut-être moins de structures de très longue durée mais plutôt des projets de 5 à 10 ans. Il y aura aussi davantage de fonds abrités en raison du dynamisme et de la facilité qu’autorisent ces structures.

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