«Nous avons la chance d’avoir à Genève depuis très longtemps des acteurs qui s’intéressent à la finance durable et qui dictent le ton». Entretien avec Patrick Odier.
Depuis deux ans, la place financière genevoise s’est résolument réorientée vers une responsabilisation de la finance et de ses acteurs. Chef de file du mouvement, l’associé-gérant senior de la banque Lombard Odier, Patrick Odier, participait hier à une table ronde au Geneva Forum for Sustainable Investment (GFSI). Quelques questions en marge de la conférence.
Nous avons la chance d’avoir à Genève depuis de très nombreuses années des acteurs qui s’intéressent à la finance durable et qui dictent le ton. Nous sommes donc bien préparés pour constater que sans rôle actif du capital, il n’y aura pas de réussite de la transition durable. Notre écosystème est favorable à l’accélération de cette transition et doit être convaincants vis-à-vis des investisseurs. Nous connaissons les objectifs et il nous faut développer les outils de mesure et de contrôle de qualité permettant d’avoir un impact réél. Actifs depuis longtemps, les pionniers ont dû consentir des investissements en compétence et système importants. Les nouveaux arrivés font face à de vrais défis car la finance durable est complexe et il ne s’agit pas de décider d’un jour à l’autre comment investir, comment allouer le capital pour obtenir le meilleur rapport rendement / risque. Elle nécessite une vision du modèle de croissance économique de demain comme d’un cadre scientifique dans lequel peuvent s’inscrire les décisions. Il faut intégrer la nécessité de découpler un modèle économique de croissance de ses conséquences néfastes devenues insupportables. Sur le plan professionnel la responsabilité est avant tout fiduciaire. Il ne s’agit donc pas ici d’une posture morale.
L’un des défis les plus importants consiste à sous-estimer les risques à long terme, les externalités négatives créés par certains secteurs d’activités ou certains modèles d’affaire et de retrouver dans des portefeuilles des actifs susceptibles de perdre rapidement ou même subitement leur valeur. Pensez par exemple aux décisions politiques qui peuvent interdire une activité comme l’extraction de charbon ou la production de pesticides ou même aux changements brutaux de comportement des consommateurs à l’égard de certains produits alimentaires ou de moyens de transport. Ces actifs deviennent ainsi «gelés» et sans perspectives de revalorisation pour l’investisseur.
On parle d’autre part beaucoup d’écoblanchiment alors qu’on souligne peu ce qui a déjà été réalisé avec le soutien du système financier ayant soutenu le développement de nouvelles technologies réparatrices dans le domaine des transports, de la distribution, de la chimie ou de l’agriculture. Les opportunités sont devenues presque illimitées et très prometteuses pour l’investisseur aussi.
Il n’y a aucun doute. La vérification est indispensable mais souvent l’impact positif n’est pas constatable rapidement. Rien n’arrive d’un seul coup et le recul est indispensable. Interdire brutalement de produire certains biens – je pense à l’industrie pétrolière au Canada par exemple -, peut poser des problèmes sociaux et politiques régionaux sérieux. Le GFSI est aussi un forum pour défendre l’idée qu’il faut du temps, que la transformation s’inscrit dans la durée.
Genève a la chance de disposer des pièces du puzzle scientifique et macroéconomique. Grâce à l’écosystème des Nations-Unies et des organisations internationales, les organismes de recherche, d’analyse et de définition des standards et normes internationales sont sur place. Associer tous les acteurs est ce qui se passe cette semaine au GFSI et ce qui se passera en fin d’année avec Building Bridges. La transition ne pourra se faire qu’ensemble.
La finance durable a d’abord besoin de standards en matière de langage commun. Comment se fait-il que les notations des différentes agences de durabilité soient encore si différentes? Qu’entend-on réellement par durabilité? Comment la mesure-t-on? C’est ce à quoi veut répondre l’Union européenne avec une taxonomie dans 6 domaines différents … dont seuls deux d’entre eux ont fait l’objet d’un accord, pour l’instant faute de consensus. Il est clair que certains pays n’ont pas intérêt à ce que leur principale industrie soit considérée comme «brune» et non «verte». Visant l’horizon 2050, l’UE doit aussi introduire la notion de transition dans sa taxonomie. Encore une fois, il faut du temps. Par ailleurs, nous sommes à la veille de la création d’une organisation internationale qui introduira des standards de durabilité pour établir les états financiers des entreprises, en intégrant par exemple le coût du carbone dans le compte de pertes & profit. Ou celui de la perte de biodiversité lorsqu’on en aura fixé son prix. Sous l’égide de l’IFRS, l’International Sustainability Board sera probablement annoncé avant la COP26. La Suisse devrait être bien placée pour en devenir l’un des sièges.
La neutralité carbone doit être une source de croissance «positive» sur le plan durable et non de décroissance. Une vraie transformation des modes de production et de consommation sur 20 ou 30 ans et une source de démarcation pour des entreprises qui peuvent se classer parmi les premières et les plus innovantes (pensons aux cimentiers par exemple). Pour obtenir cette croissance nouvelle, découplée des externalités négatives, il faudra aussi changer de mode de transport, de manière de consommer. Les tendances de fonds vont affecter l’ensemble de la planète. Il en faut parfois peu pour changer les comportements qui peuvent avoir un effet multiplicateur important sur les bienfaits.
Sur le plan de la performance financière, il lui faut un historique suffisant comme pour n’importe quel autre produit. L’intérêt des épargnants et investisseurs est énorme et les rendements particulièrement bons depuis 2020. Mais il faut, sur l’aspect extra-financier, plus de transparence pour éviter l’écoblanchiment. Il peut être compliqué de mesurer l’impact. Les notations ESG sont utiles mais insuffisantes, car elles reflètent le passé et des intentions plutôt que le futur et des changements effectifs de pratique. L’impact doit être évalué de manière qualitative et non pas seulement quantitative. A Genève, Impaakt par exemple s’est donné pour mission de développer un cadre méthodologique pour mesurer l’impact des entreprises selon un format cohérent, à travers le développement d’une communauté d’analystes dans le monde. On sent bien que beaucoup d’innovations fleuriront dans ce domaine.
Les entreprises du secteur peuvent être bien classées du point de vue ESG alors qu’elles produisent des effets néfastes pour l’environnement. L’Asset Management doit développer une philosophie d’engagement avec ces sociétés et non pas d’exclusion. Demander à l’entreprise «Qu’allez-vous faire? Comment entendez-vous le faire?» Essayer de déterminer secteur par secteur, quel est sa contribution à la réduction de la température de la planète. Sachant que pour l’ensemble des titres cotés dans le monde, cette élévation est de plus de 3 degrés alors que l’objectif fixé est inférieur à 2 degrés. Il faut aller chercher les acteurs qui peuvent infléchir la courbe et y investir.
Mon premier conseil est qu’ils doivent pouvoir exprimer leur sensibilité en matière d’objectif de durabilité. Comme on les amène à formuler leur tolérance au risque. Il importe d’être au clair avec les objectifs poursuivis, en matière d’environnement de biodiversité ou d’inclusion sociale par exemple. Il faut aussi expliquer que «plus durable» ne veut pas dire «moins de performance», au contraire. C’est la bonne question de l’investisseur qui fera la bonne réponse du gérant d’actifs.
Il faut accompagner et encourager ces entreprises à mettre en œuvre des objectifs mesurables et suffisamment ambitieux de transformation de leur modèle d’affaires et non les exclure.
A charge ensuite au professionnel d’informer et de démontrer l’impact des décisions d’investissement sur les objectifs ainsi fixés. Le portefeuille doit donc être décliné sur sa performance mais aussi sur son impact - contribution à l’élévation de la température, exposition aux gaspillages des ressources, à la pollution de l’eau par exemple. L’investisseur ou l’épargnant doit pouvoir suivre la progression des résultats de ses choix, tant en termes de performance qu’en termes d’atteinte des objectifs durables qu’il s’est fixés. Chacun peut avoir des priorités différentes. Il s’agit de les définir sur la base de données fiables et transparentes que doit lui fournir le gérant d’actifs.