Pour survivre, il faut changer de modèle économique

Nicolette de Joncaire

3 minutes de lecture

Le développement durable n’est pas un secteur ou un projet. C’est un modèle qui doit être intégré à tous les niveaux de l’entreprise. Entretien avec Jonathan Normand de B Lab.

L’Agenda 2030 des Nations Unies est un outil précieux par sa liste des 17 objectifs de développement durable (ODD). Mais il ne faut pas s’y tromper il y a urgence: cet agenda 2030 est un plan de survie. Le mois de juillet a été le plus chaud observé depuis le début des relevés de températures. L’été a été marqué par des incendies violents, des chaleurs record et des inondations à grande échelle. Feux en Amazonie, diminution de la superficie des glaces en Antarctique … ou simplement sur les glaciers suisses, pour ceux qui entretenaient encore des doutes, le constat de l’impact dévastateur du réchauffement climatique s’impose. Plutôt que céder à «l’éco-anxiété», Jonathan Normand, directeur de B Lab, appelle à la mobilisation. Intervenant au Geneva Forum for Sustainable Investment (GFSI), il invite le secteur financier à renforcer son soutien au changement de paradigme qu’exige la durabilité.

Une étude publiée très récemment par HSBC affirme que 95% des sociétés européennes veulent évoluer vers un modèle «ESG-friendly» dans les 5 prochaines années. Constatez-vous des niveaux similaires d’adhésion?

Sans aucun doute. Ce chiffre est corroboré par une étude sur la mise en place d’une stratégie ESG structurée dans 65% des entreprises, étude à laquelle ont répondu 1’500 dirigeants de haut niveau. Cette enquête, menée dans le cadre de Sustainable Leadership avec CEC European Managers, portait sur 325'000 entreprises en Europe. Notre propre baromètre B Lab suisse confirme aussi cette proportion: 62% des 400 entreprises couvertes estiment que la prise en compte de la durabilité est très importante.

«Il faut cesser de croire que les solutions incrémentales vont suffire.»
Est-ce suffisant compte tenu de l’urgence?

Dans la forme actuelle, certainement pas. Il faut changer de récit. Il faut cesser de croire que les solutions incrémentales vont suffire. Il faut imposer des transformations structurelles. En bref, il faut changer de modèle économique. L’Agenda 2030 n’est pas un vœu pieux. C’est un plan de survie. Pour ceux qui avaient des doutes, l’effet du réchauffement sur les désordres climatiques au cours de l’été qui vient de s’achever est clair. Le récit lucide, scientifique, pragmatique ne suffit plus. Il doit être remplacé par un message inspirant, tourné vers l’action collective. Il faut accélérer les investissements et créer une infrastructure de marché qui favorisent l'émergence de solutions technologiques et soutiennent les entreprises pionnières. Il faut entrer dans une dynamique aspirationnelle. Où l’exemplarité a toute sa place, comme le font les entreprises certifiées BCorp en répondant à des exigences les plus élevées. 

Qu’entendez-vous par là?

Le développement durable n’est pas un secteur ou un projet. C’est un modèle qui doit être intégré à tous les niveaux de l’entreprise. Ce sont les principes à la base du programme Swiss Triple Impact qui compte aujourd’hui 400 entreprises en Suisse qui se sont mises en mouvement pour mesurer et améliorer leur contribution aux objectifs de développement durable.  Il exige un parcours structuré qui casse la gestion compartimentée, avec un engagement visible et sans équivoque de la part des dirigeants – qui doit signer une lettre publique d’engagement - et un comité en charge de la durabilité dans son ensemble. L’engagement public crée une attente. Il envoie des signaux forts. Et il doit être étendu à l’écosystème.

De quelle manière?

La durabilité de chaque acteur individuel, c’est bien. Mais le vrai levier est pour chaque entreprise d’engager sa chaîne de valeur, ses fournisseurs, ses clients, ses partenaires. Parmi les grandes entreprises qui donnent du travail à de nombreuses PME, peu l’ont fait par le passé mais on observe aujourd’hui un vrai changement en Suisse. Ceci est aussi une source pour l’innovation et offre un instrument pour mutualiser les moyens en vue d’une infrastructure de marché résiliente et durable.

Les politiques publiques sont-elles suffisantes?

Pas encore. Elles manquent encore de lisibilité et doivent être clarifiées. Les agendas sur la généralisation des véhicules électriques ou de l’abandon des énergies fossiles sont peu compréhensibles. Nous constatons également un certain manque de cohérence dans les propositions. Par exemple, où sont les études et les projections sur le cycle de vie des déchets des énergies renouvelables. Quelle infrastructure sera mise en place pour disposer des milliards de panneaux solaires qui arriveront un jour en fin de vie? Et des millions de tonnes de métal des éoliennes? Sans oublier les milliards de batterie au lithium et autres métaux rares. Il n’y a pas eu suffisamment de réflexion sur le cycle de vie complet des matériaux et les recommandations et directives manquent de cohérence. L’Association des Banques Suisses évoquait un investissement de l’ordre de 400 milliards de francs à échéance 2050 pour financer la décarbonisation de l’économie. C’est une avancée formidable mais ces chiffres demandent plus de précision.

«La Suisse peut investir sur la cohérence et pas seulement sur la durabilité, instaurer un modèle complet d’un bout à l’autre.»
Quel rôle peut jouer la Suisse?

Elle peut investir sur la cohérence et pas seulement sur la durabilité, instaurer un modèle complet d’un bout à l’autre et jouer un rôle important pour envoyer des signaux forts. Le grand ennemi c’est le statu quo. Le «On ne sait pas par où commencer».

En matière de durabilité, vous évoquez l’autonomisation des territoires. Qu’entendez-vous par là?

Bien souvent les problématiques sont mieux résolues au niveau des territoires géographiquement et culturellement cohérents que par des décisions nationales. On le voit dans le couloir rhodanien où la gestion de la mobilité et des infrastructures transcendent les frontières politiques.

Pour en revenir aux chaines e valeur, les institutions financières étant, en quelque sorte, le passage obligé de l’économie, leur effet de levier peut être très puissant.

Les financiers sont effectivement au cœur des flux économiques et sont, de ce fait, clé pour modifier les chaines de valeur. Banques cantonales, Raiffeisen, Banque Alternative, toutes forment une parfaite courroie de transmission pour stimuler l’adoption des comportements durables aux PME.

Dans le domaine de la finance, un certain nombre d’efforts ont été accomplis. On pense à la taxonomie européenne ou au SFDR.

C’est exact et déjà très porteur. B Lab a participé à la consultation du SFDR et à l’extension de la responsabilité fiduciaire, accompagnée d’une modification du statut juridique. L’exigence de transparence a beaucoup augmenté. Reste à observer comment cela va s’appliquer. Pour l’instant, rappelons qu’avec sa publication de juin 2020, l’Association des Banques suisses a été extrêmement réactive. Quant à la taxonomie européenne, elle va peut-être aider à y voir plus clair dans la jungle des notations d’agences.

Avons-nous les moyens de financer la transition?

Sur 85'000 milliards d’actifs que représente l’économie mondiale, le financement de l’Agenda 2030, notre plan de survie à 9 ans, représente une allocation estimée entre 6 et 7 mille milliards, soit à peine 8% de l’ensemble. Cela me parait parfaitement réalisable. Et pour une vue plus locale, dans son plan décennal d’investissement, en cours de validation, le canton de Genève alloue près de 6 des 11 milliards de son budget, soit plus de la moitié, à la transition écologique.

Quel rôle peuvent et doivent jouer les réunions comme le GFSI?

Ce sont des espaces et des moments à disposition pour partager les expérimentations et les nouveaux récits dans un cadre où on a le temps de couvrir le sujet. Ils jouent ainsi le rôle d’instrument de formation pour soutenir le changement de paradigme. 

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