Il faut amener l’épargne vers les marchés privés

Nicolette de Joncaire

3 minutes de lecture

Réhabiliter les terrains pollués, freiner le gaspillage alimentaire, financer les PME africaines. Entretien avec Johnny El Hachem d’Edmond de Rothschild Private Equity.

Avec 3,9 milliards d’euros d’actifs sous gestion, Edmond de Rothschild Private Equity revendique une approche pionnière en matière de durabilité. Les quatorze stratégies existantes ciblent les actifs réels, les économies émergentes et le capital-croissance mais au sein de ces appellations, somme toute assez génériques, l’objectif est invariablement une revalorisation du patrimoine environnemental et humain. Ici «actifs réels» signifie par exemple régénération des terrains urbains ou, en termes plus clairs encore, dépollution des sols. Il s’agit aussi d’énergie renouvelable ou de valorisation des déchets. «Économies émergentes» se tourne vers l’Afrique du Nord ou l’Afrique sub-saharienne et «capital -croissance», comprend des thématiques telles que l’agri-foodtech ou la transmission d’entreprises. En cette semaine où la finance internationale s’est retrouvée à Genève sous l’égide de Building Bridges, l’approche de Johnny El Hachem, CEO d’Edmond de Rothschild Private Equity, coïncide précisément avec le cœur des débats. Entretien.

Vous investissez depuis longtemps dans la réhabilitation des friches industrielles en Europe. En quoi ce programme d’investissement est-il particulièrement pertinent aujourd’hui?

Il est doublement pertinent dans le contexte actuel, par son objet et par la manière dont il est financé. Commençons par son objet: la gestion des terres polluées et le redéveloppement urbain diminuent l’étalement des villes et préviennent donc l’utilisation de terres agricoles et de zones naturelles. Par ailleurs, l’acquisition des zones à réhabiliter de notre programme Ginkgo est faite non par emprunt mais sur fonds propres ce qui est particulièrement résilient dans un monde où les taux d’intérêt progressent rapidement et où l’immobilier est chahuté. Le recours à la dette se fait uniquement pour dé-risquer le projet, une fois que les autorisations sont obtenues. Le rendement du programme ne provient pas de la financiarisation mais d’un vrai savoir-faire et de la dynamique économique qu’il génère.

Ce que nous recherchons sont des alternatives qui tiennent compte des goûts et des coûts.
Comment évaluez-vous l’univers de l’innovation technologique actuellement?

Nous avons assisté à quinze ans d’essor des valeurs tech au sein desquelles beaucoup de sociétés non rentables et qui ne le seront jamais. La débâcle de la Silicon Valley Bank en début d’année a permis d’opérer un tri parmi ces valeurs pour ne laisser survivre que les meilleures. Ce qui me parait clair est qu’une exploitation judicieuse d’ensemble de données de plus en plus vastes, grâce à des instruments de plus en plus performants, est le moyen naturel d’améliorer l’efficience des processus de production et de résoudre des problèmes connus comme le gaspillage alimentaire ou l’accroissement de la production agricole sans dénaturer les sols.

Avez-vous des exemples?

Pour limiter l’impact écologique de l’alimentation, la startup française Standing Ovation produit de la caséine, la protéine qui donne ses propriétés au caillage dans la fabrication du fromage, à partir d’une fermentation en laboratoire et non à partir de lait. Cette technologie répond aux aspirations environnementales qui visent à réduire l’élevage. L’Autrichien Kern Tec revalorise les noyaux d’abricots, de cerises ou de prune, sous forme d’huiles naturelles ou de granules destinées aux industries alimentaire ou cosmétique. Ce que nous recherchons sont des alternatives qui tiennent compte des goûts et des coûts.

Un autre des thèmes que vous suivez depuis longtemps et qui est en harmonie avec l’agenda de Building Bridges cette année, est celui du développement de l’Afrique.

Sur ce thème – que nous déclinons dans plusieurs stratégies –, convergent plusieurs grands sujets du moment. Le premier est la relocalisation dans un univers de proximité de certaines industries européennes pour lesquelles la dépendance à l’Asie du sud-est est devenue problématique. Le second est le soutien à la classe moyenne africaine, condition sine qua non de l’essor du continent. Ce second sujet mène tout naturellement au troisième: ralentir la pression migratoire qui s’exerce sur l’Europe à partir de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient et de l’Afrique sub-saharienne. Il est urgent d’exploiter ce qu’on appelle le dividende démographique: en Afrique, il arrive plus de jeunes sur le marché du travail qu’il n’en sort de personnes âgées. Du Maroc, au Yémen, à l’Afrique du Sud, il faut améliorer la gouvernance et transformer les acteurs locaux en acteurs régionaux. Une bonne dizaine de pays sur les 54 que compte le continent, offrent une stabilité et des perspectives qui permettent aux jeunes talents de prospérer. Ce n’est ni l’aide au développement ni la philanthropie qui réussiront ce pari. C’est pourquoi nous investissons depuis 12 ans dans les PME en Afrique et en Afrique du Nord.

L’un des thèmes auxquels vous vous êtes attaqué est la transmission d’entreprise avec une approche un peu particulière.

Nous avons constitué, avec l’équipe Trajan, un vivier de managers, candidats à la reprise d’entreprises sans successeurs naturels. En faisant connaitre l’opportunité et en laissant venir les jeunes talents qui, à la sortie, resteront maîtres de l’entreprise. Un exemple est une société d’ingénierie dans l’agroalimentaire que nous avons aidé à s’internationaliser et dont notre poulain est devenu actionnaire et dirigeant, en assurant ainsi la pérennité.

Comment amener l’épargne à mieux soutenir l’innovation?

Aux Etats-Unis, l’exposition des institutionnels aux marchés privés est beaucoup plus importante qu’en Europe où l’innovation naissante ne trouve pas de capitaux. L’Europe est terre d’innovations mais le développement se fait aux USA. Il faut amener l’épargne vers les marchés privés, matrice de l’innovation, car ils sont en amont de la chaine de financement. Institutionnels et épargnants sont mal conseillés et choisissent un risk-free à 5-6% plutôt que d’investir dans l’épargne responsable qui définira le futur.

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