Building Bridges est une étape qui pourrait mener la Suisse à accueillir une prochaine COP. Entretien avec Patrick Odier.
Atteindre la neutralité carbone, sortir de l’exploitation du charbon, arrêter la déforestation, mesurer la température des portefeuilles: les quatre buts définis par Building Bridges l’an dernier restent d’actualité. S’y ajoute la restauration de la biodiversité car sa dégradation menace aussi la chaîne alimentaire. En ces temps où le conflit ukrainien compromet partiellement les objectifs de la transition énergétique, il ne faut pas désarmer. Et ne pas oublier de conjuguer environnement avec équité. Avec près de 70 évènements sur une semaine et plus de 2000 participants, Building Bridges étend sa portée internationale, plaçant la Suisse au centre de l’écosystème de la finance durable internationale et la préparant peut-être à une prochaine COP. Entretien avec son président, Patrick Odier.
Oui, ces quatre objectifs sont toujours pertinents. La neutralité carbone, dans une optique «net zero» en 2050, reste la composante la plus importante de la réussite de l’Accord de Paris. L’appel a été entendu par le secteur financier qui se mobilise pour aligner les portefeuilles sur une économie à bilan carbone neutre. Tous les chiffres ne sont pas encore disponibles mais le secteur a beaucoup progressé et, en juin, la Suisse a mis en place les Swiss Climate Scores, un cadre volontaire pour mesurer et accroître la transparence climatique des placements financiers. Sur la sortie du charbon, nous ne disposons encore que de peu de chiffres et il est certain que le conflit actuel en Ukraine tend à retarder les progrès dans ce domaine. Toutefois, dans les régions qui peuvent se passer de cette source d’énergie, l’amélioration est sensible. En matière de déforestation, l’Europe progresse sur le plan règlementaire afin de mettre en place des moyens pour lutter contre le réchauffement climatique et la perte de la biodiversité, avec par exemple des projets pour la régénération des forêts et la restauration de la biodiversité. L’ensemble des acteurs économiques sont d’accord sur ce principe, mais nous manquons encore de données suffisantes pour le mesurer. Nous devons aller plus vite et plus loin.
Il convient de se souvenir que le système financier ne contribue qu’indirectement à la transition énergétique et ne peut agir seul et, qu’en outre, il lui faut des données solides pour orienter correctement les flux de capitaux. A partir de 2024, la Suisse exigera des grandes entreprises qu’elles divulguent leurs émissions de gaz à effet de serre, ce qui aidera grandement les institutions financières à allouer correctement leurs investissements et leurs crédits. S’il est vrai que le conflit que nous vivons à l’heure actuelle en Europe doit se rabattre sur des sources d’énergie polluantes comme le pétrole ou le charbon pour assurer le bien-être de la population à court terme, il n’en reste pas moins que les objectifs à long terme restent inchangés.
L’un des thèmes de l’édition 2022 de Building Bridges est d’aborder l’impact social de cette transition énergétique, qui est la composante la plus importante du passage à la soutenabilité économique puisque les deux sujets sont inextricablement mêlés. Que l’individu soit considéré en tant que consommateur, employé ou citoyen, il ne peut être laissé pour compte. Que ce soit dans le domaine technologique, de la santé, financier ou de l’éducation, il faut inclure la plus grande partie de la population pour lui permettre de bénéficier de la transformation. C’est ainsi que doit être définie la «juste transition». L’innovation technologique permet déjà aujourd’hui de faire de grands progrès dans ce domaine ; pensons à l’accès bancaire par smartphone, à l’information par internet, à l’accès à la formation en ligne ou encore à la télémédecine. L’accès à ces innovations est de la responsabilité du secteur privé autant qu’il est de celle du secteur public pour promouvoir des politiques d’inclusion sociale.
Ce sont des instruments ciblés pour financer des problèmes sociaux particuliers, tout comme les green bonds le sont pour financer des projets contribuant à la transition écologique ou les blue bonds pour ceux qui ciblent la protection des océans. Le secteur financier se doit d’être créatif dans ce domaine.
Nous l’avons vu la semaine dernière: la biodiversité est un sujet central à tous les niveaux, y compris au parlement suisse. La dégradation, voire la disparition de la biodiversité, menace la chaine alimentaire car les méthodes utilisées par l’agriculture intensive créent d’immenses dommages. On pense tout naturellement à l’élevage: aujourd’hui 80% des terres ne produit que 20% de la nutrition. Le modèle est donc entièrement à repenser car les terres arables seront insuffisantes pour nourrir une population qui ne cesse de croître. En matière de biodiversité, il nous faut des objectifs plus précis: rendre 1 milliard d’hectares, soit 20% des terres agricoles, à la nature d’ici 2030.
En l’absence de standard international, les lacunes restent importantes. Le projet Sustainability Lab visant à définir un standard international de mesure d’impact devrait y remédier. L’approche actuelle est trop fragmentée: l’impact du financement des sociétés cotées doit être mesuré avec des méthodes différentes de celles utilisées pour les PME. Par ailleurs, il faut aussi user du dialogue pour encourager les grandes sociétés à changer de modèle d’affaires. Encourager les sociétés vertes, certes, mais aussi pousser les autres entreprises vers des approches plus durables. Selon nous, l’impact du dialogue ou de l’engagement est bien plus efficace que l’exclusion des entreprises.
Le terme d’innovation peut s’appliquer à bien des domaines et on peut souvent en mesurer l’efficacité comme ce fut le cas pour le financement d’hôpitaux orthopédiques par le CICR et Lombard Odier il y a quelques années. Innover signifie aussi substituer des pratiques positives à des pratiques dommageables, avec des effets beaucoup moins néfastes sur l’environnement. L’impact positif se mesure rapidement par comparaison entre deux mesures. Si aujourd’hui, votre fonds de prévoyance contribue à une hausse de la température de 3 degrés et qu’une projection à 2030 indique que cette hausse n’est plus que de 2 degrés, l’amélioration est mesurable.
Grâce à son internationalisation, Building Bridges réunit diverses communautés et compétences autour d’une même table dans le but de faire évoluer notre système économique vers un modèle durable. Les discussions qui se tiennent à Building Bridges permettent d’échanger des connaissances, ressources, méthodologies et pratiques d’un pays ou d’un secteur à un autre. Les participants viennent pour écouter, apprendre, créer des réseaux de contacts et élaborer des propositions de qualité. Building Bridges est aussi une plateforme de positionnement d’idées encore peu connues: grâce aux 68 évènements qui composent la manifestation, à la pertinence des sujets présentés et à la qualité des idées amenées. La Suisse a un rôle à jouer en matière de durabilité, qu’elle exerce notamment par le biais de cette plateforme. Building Bridges pourrait être l’une des étapes qui mènerait la Suisse à accueillir une prochaine COP.