Faire preuve de bon sens

Nicolette de Joncaire

3 minutes de lecture

«Les majors de l’agroalimentaire sont condamnés à changer» affirme Johnny El Hachem d’Edmond de Rothschild Private Equity.

Pour ralentir, voire éviter, l’épuisement des écosystèmes, la sagesse voudrait que les sols soient préservés par un frein à l’artificialisation des terres agricoles, un arrêt de la déforestation, un retour à la nature de 20% environ des terres exploitées. Comment être plus économe sur le plan environnemental? En faisant d’abord preuve de bon sens élémentaire explique Johnny El Hachem, CEO d’Edmond de Rothschild Private Equity. Un tiers de la nourriture produite finit à la poubelle et sur 1 dollar de capex investi par l’industrie alimentaire 96 centimes vont au packaging et au marketing. L’innovation peut nous aider à changer nos modes de consommation et à diminuer les besoins en terres arables et c’est là qu’il nous faut allouer des capitaux. Entretien en marge de Building Bridges.

Quelle sera selon vous l’impact de la guerre en Ukraine sur la transition énergétique? L’effondrement de la sécurité énergétique européenne ne va-t-elle pas retarder gravement le processus?

Il est certain que l’on fait appel à des solutions court termistes1 pour résoudre la crise énergétique créée par les tensions avec la Russie mais il y a en vérité une opportunité exceptionnelle à saisir. Quand l’inflation sera maitrisée, le prix du pétrole ne baissera pas: cette crise a mis en évidence que le prix des énergies fossiles continuera d’augmenter sur des horizons maitrisables car la décision politique proscrira d’investir dans l’infrastructure pétrolière, gazière ou charbonnière. Or l’énergie solaire ou éolienne n’est pas disponible à tout moment et les centrales nucléaires exigent des capex considérables sur des horizons très longs. S’est clairement dessinée une opportunité pour le développement de la biomasse par la revalorisation des déchets qui favorise l’économie circulaire et les circuits courts. La technologie actuelle – qui offre un payback beaucoup plus court qu’auparavant -, permettra à nos industriels de devenir à la fois plus autonomes et plus compétitifs.

La guerre menace aussi les chaines d’approvisionnement alimentaires surtout vers les pays fragiles comme l’Egypte ou l’Amérique du sud?

L’intervention politique a permis de relancer l’approvisionnement des pays acheteurs de céréales2 mais n’est qu’une solution à court terme. Il faut repenser les modèles et investir massivement dans les pays importateurs pour en assurer l’autosuffisance et le niveau de vie des populations afin d’avoir un flux naturel d’échange démographique avec l’Europe qui ne soit pas contraint par la situation économique ou climatique. En Afrique où le modèle d’importation des denrées n’est pas viable et où se dessine l’émergence d’une certaine autonomie et d’une classe moyenne locale, il faut investir dans des projets à circuits courts. On pense au Maroc par exemple qui a parié sur l’aéronautique, la finance ou la biotech et se targue d’avoir 50% de son énergie d’origine renouvelable. Selon une étude réalisée avec KPMG, 21'000 PME européennes espèrent se tourner vers l’Afrique - et se détourner de l’Asie - pour assurer leurs approvisionnements car la proximité et la sécurité sont devenues des priorités. Rappelons que les meilleures pâtes italiennes importent leur blé de Syrie et du Liban. Nous sommes entrés dans une logique de régionalisation.

Les ruptures d’approvisionnement de denrées de base atteindront-elles l’Europe?

L’inflation reflète la fin de l’abondance à bas prix. Les inégalités vont se creuser et on ne peut pas rester spectateur.

Les modes de culture actuels exigent de grandes quantités terres arables. Comment l’agriculture doit-elle se transformer pour être plus économe sur le plan environnemental?

Rappelons-nous aussi qu’un tiers de la nourriture produite finit à la poubelle et que sur 1 dollar de capex investi par l’industrie alimentaire 96 centimes vont au packaging et au marketing et que 4 centimes seulement vont à l’innovation! Revenons au bon sens, limitons l’artificialisation des terres et revitalisons les friches industrielles. Repensons aussi le modèle d’expansion urbaine. Que produit-on et où? Il faudra consommer moins de viande mais aussi utiliser de nouvelles protéines. Les majors de l’agroalimentaire sont condamnés à changer et se tourner vers l’innovation car le consommateur demande davantage de durabilité et de traçabilité. Le progrès technique peut nous aider à changer nos modes de consommation et diminuer les besoins en terres arables et c’est là qu’il nous faut allouer des capitaux.

Quelques exemples?

Citons Vanilla Vida qui permet une culture beaucoup plus efficace de la vanille que l’approche traditionnelle en réduisant les surfaces sans augmenter la consommation de l’énergie. Mais avant d’imaginer des nouveautés, il faut simplement faire preuve de bon sens. Pour réduire le gaspillage alimentaire des groupes qui gèrent des repas en grand nombre, la société néerlandaise Orbisk analyse ce qui reste dans les assiettes grâce à la reconnaissance visuelle, permettant ainsi d’optimiser les quantités servies et de réduire considérablement les déchets. Le big data est aussi très utile: la startup israélienne Tastewise télécharge les menus des restaurants et remonte l’avis des clients ce qui permet de matcher les menus avec le succès qu’ils obtiennent; ainsi cette data peut servir à faire correspondre la production aux gouts des consommateurs, une autre manière de réduire les déchets. A l’autre bout de la chaîne, l’entreprise californienne de biotech Ukko s’est donné pour mission d’apporter une solution aux allergies alimentaires en exploitant des technologies interdisciplinaires (intelligence artificielle, immunologie et ingénierie protéique). Ils sont en particulier intervenus sur la protéine du blé pour régler l’intolérance au gluten.

Si les quantités produites sont souvent suffisantes, de graves lacunes sont encore présentes au niveau du stockage et des circuits d’approvisionnement. Comment y remédier?

Le stockage est en pleine révolution grâce, en particulier à l’utilisation des données. Depuis le COVID et l’envolée du commerce en ligne, nous avons beaucoup investi dans la logistique.

 

1 La semaine dernière, l’Allemagne réouvrait ou prolongeait l’ouverture de 27 centrales thermiques au charbon ou lignite.
2 Les ports de la région d'Odessa ont été débloqués le 22 juillet dans le cadre d'un accord entre Moscou et Kiev, sous l'égide des Nations unies et de la Turquie, qui prévoit des couloirs maritimes sécurisés.

A lire aussi...