Biodiversité et climat, même combat

Anne Barrat

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Pour Victoria Leggett de l’UBP, «protéger la biodiversité c’est faire d’une pierre deux coups, la restauration de la biodiversité étant une des solutions contre le réchauffement climatique.»

Invitée d’une table ronde organisée par l’Union Bancaire Privée (UBP) dans le cadre de Building Bridges et consacrée à la question «The biodiversity challenge – Crisis management or investment opportunity?», Victoria Leggett, responsable de l’Impact Investing et gérante Actions Impact à l’UBP, a appelé les décideurs politiques, les régulateurs, les investisseurs à passer d’une stratégie Net Zéro, dont elle salue les avancées, à une approche «nature positive». Les deux étant intrinsèquement liées, souligne-t-elle, tout en espérant qu’il sera possible de gagner du temps pour promouvoir des solutions à la préservation et à la restauration de la biodiversité en capitalisant sur les leçons de la trajectoire carbone. Conversation à bâtons rompus avec une passionnée de la cause de la conservation de la nature, soucieuse d’amener les investisseurs à l’embrasser.

Certaines voix opposent biodiversité et climat, énergies éoliennes notamment, que leur répondez-vous?

Laissez-moi commencer par rappeler ce qu’est la biodiversité: elle désigne toutes les espèces vivantes, aussi bien dans leur diversité que dans leur abondance. Autrement dit, sauvegarder la biodiversité ne signifie pas seulement lutter contre l’extinction pure et simple des espèces, mais aussi de préserver un nombre significatif d‘êtres vivants de chaque espèce afin de garantir sa pérennité, donc les conditions de sa survie à long terme. Et c’est d’autant plus important que, pour en revenir au lien entre biodiversité et climat, la nature, en fournissant des puits de carbone, absorbe jusqu’à 40% des émissions de gaz à effet de serre (GES). Inversement, l’alimentation et l’agriculture représentent 24% des émissions de GES mondiales. Autrement dit, le déclin de la biodiversité doit beaucoup au changement climatique alors qu’elle est essentielle pour contenir les émissions de GES. Les deux problématiques sont si intrinsèquement liées que vouloir résoudre l’une en faisant fi de l’autre est tout simplement un contresens. Tout comme il est artificiel de les opposer en se fondant sur des hypothèses non vérifiées, par exemple celles qui tendent à opposer l’éolien et la préservation de la diversité. Ce qui ne veut pas dire que les parties prenantes, l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), des ONG, les décideurs politiques, la communauté financière, ne prennent pas toutes les précautions pour assurer une transition vers les énergies renouvelables évitant à la fois les dommages et contribuant à la conservation de la nature.

«Alors que la décarbonisation des économies suppose un plan global, la préservation de la nature implique une logique locale.»
Lutter contre le réchauffement climatique revient donc à protéger la nature et vice-versa?

Absolument, à une nuance près, qui a son importance dans la gestion de ces deux enjeux fondamentaux pour l’avenir de notre vie sur cette planète. Alors que la décarbonisation des économies suppose un plan global, impliquant tous les pays, du plus au moins polluant, ce qui s’avère à la fois extrêmement complexe et, parfois, démoralisant, la préservation de la nature implique une logique locale. Il est possible de faire une différence communauté par communauté, village par village, pays par pays, etc. Il est par conséquent possible de voir rapidement des résultats localement, alors que la lutte contre le réchauffement climatique ne peut être efficace que si l’ensemble des acteurs jouent le jeu. Cette différence est capitale en ce qu’elle pourrait présager, sinon laisser espérer, des progrès plus rapides pour la préservation de la biodiversité. Charge à chacun d’en prendre conscience et d’agir à l’échelle individuelle, charge aux collectivités locales de promouvoir des mesures appropriées. Chaque initiative locale fera une différence.

Pourtant, la prise de conscience de l’urgence quant à biodiversité semble en retard sur celle vis-à-vis du réchauffement climatique, tout comme la COP 15 sur la COP 26, quels que mitigés aient été les résultats de la conférence de Glasgow, pourquoi ?

Ma vision est beaucoup plus optimiste. D’une part vis-à-vis de certains commentateurs. Premièrement parce que la COP26 a beaucoup plus tenu compte de la biodiversité qu’aucune des précédentes COP sur le climat. Elle a pris acte de ce que la préservation de la biodiversité était partie intégrante de la trajectoire vers le Net Zéro. D’autre part vis-à-vis de la COP15: la réunion qui s’est tenue début octobre de cette année à Kunming n’est que le premier épisode d’une série en deux parties. Lequel s’est conclu par une déclaration commune sur un plan d’action pour la biodiversité post-2020, que tout le monde attendait. Autant dire que le second épisode, qui se tiendra en mai 2022 en Chine, avec une session intermédiaire à Genève, part sur de bonnes bases. Solides et concrètes: l’Union européenne, le Japon, la Chine, se sont engagés à dégager des fonds significatifs pour soutenir la biodiversité, reconnaissant les enjeux et prenant fait et cause pour un momentum. 

De quels enjeux parle-t-on?

Les chiffres parlent d’eux-mêmes: plus de la moitié du PIB mondial (44’000 milliards de dollars) dépend modérément ou fortement de la nature selon le WEF. Les océans représentent la 7e économie mondiale avec une valeur de 24’000 milliards selon la WWF. 75% de notre alimentation est conditionnée à la pollinisation par les animaux – soit 1'000 milliards de dollars par an. 70% des médicaments anticancéreux (qu’ils soient naturels ou chimiques) sont inspirés de la nature1

«Si la biodiversité s’est imposée aux côtés du climat, l’alimentation est, elle, sur un strapontin.»

Les dates aussi, qui nous indiquent que si l’on attend aussi longtemps pour la biodiversité que l’on a attendu pour le climat, on va droit dans le mur. A commencer par la problématique de la sécurité alimentaire.

La sécurité alimentaire, faut-il en faire un pilier à part entière?

Si la biodiversité s’est imposée aux côtés du climat, l’alimentation est, elle, sur un strapontin. C’est pourtant un enjeu tout aussi important, même s’il est vu comme secondaire, en partie parce que dérivé des deux autres identifiés (biodiversité et climat). La chaîne alimentaire est pourtant à l’intersection des deux. Qui plus est, elle présente les plus grandes opportunités pour faire évoluer les choses: que l’on parle de la gestion de l’eau, de la réduction des pesticides, du recyclage des déchets, les entreprises de production agricole et leurs équipementiers offrent des leviers considérables pour changer la donne. Les arguments ne manquent pas, de la réduction des externalités à celle des coûts, un argument sans pareil pour convaincre un monde conservateur comme celui des agriculteurs. L’agriculture telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui n’est pas durable: elle ne respecte pas assez la biodiversité. Il faut impliquer toute l’industrie, les gros comme les petits agriculteurs. Et les consommateurs. De ce point de vue, la sécurité alimentaire est une porte d’entrée qui parle à tout le monde. Elle fait donc partie de la solution.

Parlons de solutions. Comment voyez-vous les choses évoluer? Quelles sont vos attentes?

L’implication des parties prenantes doit absolument être renforcée. A commencer par celle des régulateurs, sans quoi il faudra attendre des décennies pour avoir un cadre concret, comme cela a été le cas pour la taxonomie verte européenne. Nous n’avons pas le temps, il faut espérer que l’on saura capitaliser sur les leçons tirées du climat. Espérer que la Taskforce on Nature-related Financial Disclosure (TNFD) émettra rapidement un cadre favorisant les entreprises respectueuses de la biodiversité à être reconnues. Espérer que l’univers des conservateurs de la nature, souvent brocardés pour ses réponses en forme de non à…, si valables soient-elles, saura convaincre et plus seulement interdire. Espérer enfin que la communauté financière se mobilisera, les gestionnaires de fonds comme les investisseurs. Seule une approche plurielle fera avancer le combat pour la biodiversité, impliquant toutes les parties prenantes.

 

1 Sources: rapport 2019 des Nations Unies «Intergovernmental Science Policy Platform on Biodiversity and Ecosystems Services».

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