La Libra: révolution monétaire ou évolution digitale?

Michel Girardin, Université de Genève

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Les craintes du Ministre des Finances français que la Libra puisse un jour devenir souveraine sont entièrement justifiées.

La Libra, cette nouvelle monnaie que Facebook prévoit de lancer en 2020, je m’y intéresse sérieusement depuis que Bruno le Maire - le Ministre des Finances en France - a décrété qu’elle ne pouvait et ne devait pas devenir une monnaie souveraine. Jusque là, c’est à peine si je savais qu’il fallait dire «La» Libra et non pas «Le». La question du sexe des anges étant réglée, une première question se pose à moi: si une nouvelle monnaie ne peut devenir souveraine, pourquoi faut-il ajouter qu’elle ne doit pas le devenir ?

Petit rappel: une monnaie est dite souveraine lorsqu’elle est émise par une autorité centralisée, la Banque centrale, précisément. L’Etat peut aussi se charger d’émettre les pièces de monnaie, comme en Suisse. Mais en principe, la création de monnaie doit d’être confiée à une autorité centrale indépendante de l’Etat.

La monnaie souveraine se doit de remplir trois fonctions principales: être un intermédiaire dans les échanges, constituer une réserve de valeur et, enfin, servir d’unité de compte pour le calcul économique ou la comptabilité. Cette monnaie se veut «fiduciaire» (Fiducia veut dire confiance en latin) en ce que sa pérennité tient à la confiance que lui attribuent ses utilisateurs dans sa valeur et de sa capacité actuelle et future à servir de moyen d’échange.

Pour ce qui est de la fonction d’échange,
je ne pense pas que l’on puisse faire mieux.

Qu’en est-il de la Libra? La monnaie qui va être créée à Genève (mais oui !) par Calibra, une filiale de Facebook, est une crypto-monnaie qui repose sur une Blockchain sécurisée. Elle rentre dans la catégorie des «stable coins», très en vogue actuellement. L’objectif est clair: offrir une monnaie bien moins volatile que les autres crypto-monnaies comme le Bitcoin et ce, en l’adossant à un panier d’actifs financiers. La nouvelle devise sera pilotée par une association d’entreprises. Aujourd’hui au nombre de 27, dont Amazon, eBay, Uber, mais aussi Visa et Mastercard, l’association regroupera 100 membres à terme.

Souveraine ou pas, la Libra ? Pour ce qui est de la fonction d’échange, je ne pense pas que l’on puisse faire mieux. La nouvelle monnaie va servir de moyen de paiement aux 2 milliards d’utilisateurs que compte Facebook, soit plus d’un quart de la population mondiale. Je ne suis pas sûr qu’il y ait autant de monde à avoir effectué une transaction en dollar une fois dans sa vie. Le géant des réseaux sociaux ne fait d’ailleurs pas mystère de vouloir attirer les quelques 1,7 millards de personnes dans le monde qui n’ont pas accès à des services bancaires. Bel exemple d’inclusion financière.

Concernant l’unité de valeur, c’est une question de convention. Rien n’empêcherait Facebook de publier ses résultats en Libra et de servir d’exemple à d’autres entreprises.

Et la confiance ? C’est là le point central, avec des implications fondamentales pour notre société. La Banque Nationale Suisse rejette l’idée des crypto-monnaies et autres monnaies digitales, même si elles sont adossées à des Banques centrales, sous couvert qu’on ne peut pas faire confiance à un algorithme.  Peut-on, doit-on faire davantage confiance à une organisation centralisée composée d’êtres humains ? Ne dit-on pas que l’erreur est humaine ? Un système décentralisé reposant sur une technologie ultrasophistiquée telle que la Blockchain pourrait-il inspirer plus de confiance qu’un système centralisé, reposant sur des êtres humains ? La question mérite d’être posée. En 30 ans d’analyse des Banques centrales, je peux en tous cas témoigner de plusieurs cas d’erreurs de la part de Banquiers centraux, qui, peut-être, auraient pu être évitées si la politique monétaire avait été confiée à des ordinateurs.

C’est beaucoup plus la perte de pouvoir et de contrôle
de la masse monétaire qui inquiète les Banques centrales.

Face à l’essor fulgurant des crypto-monnaies et autres monnaies digitales, les banques centrales sont inquiètes. Pour quelle raison ? Officiellement, c’est pour l’utilisation abusive qui peut être faite de ces monnaies, par des organisations terroristes ou mafieuses, ou encore à des fins de blanchiment d’argent. En réalité, c’est beaucoup plus la perte de pouvoir et de contrôle de la masse monétaire qui inquiète les Banques centrales. A mon avis, c’est là la raison principale qui motive les Banques centrales de Suède ou de Chine d’envisager sérieusement l’introduction d’une version digitale de leur monnaie. 

Une crypto-monnaie comme la Libra porte mal son nom. Si l’origine étymologique grecque du mot «crypto» suggère que la monnaie serait cachée, la monnaie de Facebook est tout sauf ça. Elle ne sera certainement pas la «monnaie de l’ombre», comme l’a qualifiée un parlementaire allemand la semaine dernière. Et pour cause: la technologie de la Blockchain se veut transparente et inaltérable. Il est très difficile de la corrompre et la confiance que lui attribue ses utilisateurs est en grande partie liée au fait que ce grand registre que constitue la Blockchain est accessible par tous ses utilisateurs, et, surtout, inaltérable ! 

Soyons clairs: on ne peut vilipender Facebook de ne pas avoir su protéger correctement des données confidentielles de millions d’utilisateurs, et simultanément craindre que la nouvelle monnaie qu’elle va créer soit utilisée à des fins malveillantes par des financiers de l’ombre!

Cela dit, les puristes réfutent l’idée que la Libra soit une véritable crypto-monnaie, et ce pour une raison très simple. La Blockchain sur laquelle elle repose n’a ni blocs, ni chaînes. De fait, la Libra viole un principe fondamental de la Blockchain, celui d’être un système décentralisé où les transactions effectuées ne doivent pas recevoir d’aval préalable. La Libra repose quant à elle sur un système de contrôle centralisé piloté par l’association des entreprises partenaires, où les transactions sont préalablement autorisées par un système de nœuds de validation. Pour les lecteurs qui s’intéressent au fonctionnement des dits nœuds, je ne résiste pas au plaisir de vous renvoyer au papier blanc publié par Calibra pour expliquer le système de contrôle: «The Libra Blockchain uses a variant of the Hotstuff protocoll called Libra Byzantine Fault Tolerant consensus. Byzantine faults are worst-case errors where validators collude and behave maliciously to sabotage system behavior.» Voilà voilà. Je note au passage que la question du sexe des anges était à la base une querelle byzantine. 

Ce qui fait de la Libra une véritable révolution monétaire
potentielle, c’est l’utilisation massive qui pourrait en être faite.

Complexe, la technologie sous-jacente à la Libra l’est certainement. Mais il serait un peu facile de la discréditer sur cette base. Si nous devions bien comprendre ce qui se passe sous le capot d’une voiture pour être autorisé à la conduire, nous aurions certainement moins de problème de pollution. Il en va de même pour l’utilisation des produits structurés dans la gestion de fortune.

Il est temps de répondre à la question posée dans le titre de cette rubrique. Pour moi, la Libra n’est pas une crypto-monnaie pour les raisons évoquées plus haut quant à la Blockchain qu’elle utilise. Elle est une monnaie digitale, avec de grandes facilités d’utilisation, à l’instar de la grande majorité de chinois qui utilisent le moyen de paiement de WeChat, l’équivalent de Whatsapp en Chine.

A la base, la Libra est une simple évolution de la monnaie vers une forme digitale. Ce qui en fait une véritable révolution monétaire potentielle, c’est l’utilisation massive qui pourrait en être faite.  La valeur intrinsèque des crypto-monnaies et des monnaies digitales est directement liée au nombre d’utilisateurs qui leur font confiance. A ce titre, je pense que les craintes du Ministre des Finances français que la Libra puisse un jour devenir souveraine sont entièrement justifiées.
 

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