Ennuyeux les Banquiers centraux? Si seulement

Michel Girardin, Université de Genève

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A coup de mesures non-conventionnelles, le métier de Banquier central est devenu aujourd’hui nettement plus excitant. 

Un Banquier central se doit d’être ennuyeux. Nous parlons du métier, pas de l’homme. Et laissons au lecteur le soin de répondre à la question de savoir si un homme peut être passionnant quand il exerce un métier ennuyeux. Peut-être... s'il a des étincelles dans les yeux quand il évoque sa passion de collectionneur d'anciens billets de banque?

Ennuyeux donc, le métier de Banquier central. C’est Mervyn King qui le décrète. Et l’homme sait de quoi il parle: il a été gouverneur de la Banque d’Angleterre jusqu’en 2013.

La vision de Mervyn King, nous la partageons entièrement. Le Banquier central devrait idéalement fixer un taux de croissance de la masse monétaire en ligne avec la croissance économique du pays, et se cantonner à jouer le rôle d’arbitre entre les différents intervenants sur les marchés financiers, sans vouloir influencer les parties qui s’y jouent. Rien de bien excitant, en somme.

Quand Mario Draghi montait sur scène, il avait
l’impression d’être accueilli comme Mick Jagger.

La crise de 2008 va bouleverser le train-train des banquiers centraux. A coup de mesures non-conventionnelles plus créatives les unes que les autres, le métier de banquier central est devenu aujourd’hui nettement plus excitant. Peter Praet, l’économiste-en-chef de la BCE, confiait il y a quelques années à un parterre d’économistes réunis à un dîner à Genève que lorsque son patron Mario Draghi montait sur scène pour y livrer son appréciation de la situation économique dans la zone euro, il avait l’impression d’être accueilli comme Mick Jagger. En comparaison, la révolution copernicienne semble bien peu de chose …

Voulant sans doute goûter également à cette communication euphorisante, le même Peter Praet multiplie les images fortes pour passer sous les feux de la rampe. Il n'y pas si longtemps, il parlait d'«Europhorie» pour illustrer le rebond «incroyablement solide»  de la croissance dans la zone Euro.  Aujourd'hui, l'Europhorie a cédé la place à l'Europhobie, Brexit oblige. Et le chef-économiste belgo-allemand de rajouter aux problèmes en Grande-Bretagne l'entrée en récession de l'Italie pour parler d'un possible cercle vicieux.

Pour égayer son propos de quelques paillettes, l'économiste fait sienne le concept d'«hystérésis». A ne pas confondre avec l’hystérie, l’hystérésis – ou hystérèse – emprunte à la physique la notion d’un système qui tend à demeurer dans un état modifié alors même que la cause extérieure qui a provoqué le changement a disparu. En économie et en finance, le terme est utilisé lorsque, par exemple, l’impact sur le commerce extérieur d’un choc unique sur le taux de change se fait de manière retardée et durable.

Corrélation n'est pas causalité. Celle entre évolution du nombre de docteurs en
physique et consommation de mozzarella aux Etats-Unis est proche de 1.

Mais c’est surtout en ce qui concerne le chômage structurel, qui plus est en Europe, que le terme est utilisé. Une étude des deux économistes de renom (Olivier Blanchard et Larry Summers) a fait ressortir l’impact durable d’une hausse du chômage conjoncturel sur le chômage structurel. Le premier trouve ses racines dans les récessions, alors que le second résulte des rigidités qui empêchent le bon fonctionnement du marché du travail. Les deux économistes ont noté que lorsqu’une récession en Europe entraîne une hausse du chômage effectif (conjoncturel), nous assistons également à une augmentation du chômage d’équilibre (structurel). L’explication principale donnée par les deux économistes est celle de «l’employabilité»  des chômeurs de longue durée qui se dégrade. Autre facteur, les entreprises réduisent fortement leurs investissements dans la recherche et le développement durant les récessions, ce qui entraîne une diminution durable de la production.

En analysant les récessions qu'ont connues les pays développés durant ces 50 dernières années, nous trouvons des traces marquées d'hystérésis. Dans environ deux tiers des cas, le produit intérieur brut enregistre une baisse durable. Et pour la moitié de ces situations peu enviables, nous trouvons même une baisse non seulement du niveau du PIB, mais également de sa croissance. Nous parlons ici de «super-hystérésis», pour reprendre un terme de Laurence Ball, un autre économiste américain de renom.

Qui dit corrélation, ne dit pas causalité, c'est bien connu. J'aime bien montrer à mes étudiants un graphique qui met en parallèle l'évolution du nombre de docteurs en physique aux Etats-Unis et la consommation de mozzarella dans ce même pays. La corrélation est proche de son maximum de 1. Bon, il s'est bien trouvé un étudiant qui m'a suggéré un jour qu'il pouvait y avoir un rapport de cause à effet dans cette statistique: tout occupés qu'ils sont à leurs travaux de recherche, les doctorants se font sans doute livrer davantage de pizzas que le reste de la population...

Le «retour au futur»?
Quand la baisse anticipée du PIB en arrive à la récession. 

Dans le cas de l'hystérésis, il se pourrait que nous ayons à faire, non pas à une causalité qui va d'une récession actuelle à une baisse future du PIB ou de son taux de croissance, mais de facteurs tiers qui provoquent tant une récession immédiate qu'une baisse future du PIB et/ou de sa croissance. Dans le cas d'espèce, il pourrait s'agir de chocs pétroliers ou de crises financières.

Autre possibilité, celle d'une causalité inversée, qui part de la baisse future du PIB pour arriver à une récession aujourd'hui. Comment s'opère ce «retour au futur»? Très simplement: imaginons que les habitants d'un pays anticipent une baisse de l'activité économique. Les consommateurs vont réduire leurs dépenses et augmenter leur épargne, sait-on jamais... Les entreprises, quant à elles, vont diminuer leurs investissements, au vu de ces perspectives plus sombres. Et d'un coup d'un seul, krach boum, la chute future de l'activité économique se traduit par une récession aujourd'hui.

Peter Praet doit bien avoir cette crainte à l'esprit aujourd'hui. L'économie européenne va plutôt bien, dit-il en substance, mais il rajoute: je crains que la mauvaise ambiance («schlechte Stimmung») ait un impact sur l'économie réelle.

En gros: arrêtons d'écrire dans les médias que ça va mal, et tout ira bien. Mais si les banquiers centraux pouvaient redevenir ennuyeux, ce serait mieux. Vous en doutez encore? Quand elle était Présidente de la Fed, Janet Yellen avait écrit que les reprises ne meurent pas de vieillesse. Une fois à la retraite, elle avait précisé: elles se font tuer par la Fed. Ben Bernanke, un autre Président de la Fed, aujourd'hui retraité lui aussi, avait précisé: les reprises meurent assassinées par la Fed. Peter Praet a largement dépassé l'âge de la retraite ... et je me réjouis de découvrir un jour son franc-parler.

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