Audace politique, retenue monétaire

Peter de Coensel, DPAM

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Pour calmer les marchés, les banques centrales devront revenir vers une approche plus progressive.

La hausse des tensions géopolitiques, le déclenchement d’une guerre, la surchauffe économique et l’attitude restrictive des banques centrales forment un cocktail amer. Sur les marchés, la nervosité est palpable et à la préoccupation centrale de rendement du capital investi s’est substituée celle du remboursement de ce capital. La simultanéité des quatre éléments mentionnés plus haut place la responsabilité des banques centrales en ligne de mire. De fait, les deux premiers d’entre eux étant par nature mouvants et difficiles à modéliser, leur résolution passe par le politique. Elle incite les responsables à concrétiser leurs idées, restées latentes jusqu’à présent, faute de catalyseurs susceptibles de les placer en tête des priorités du jour. En politique, l’audace est aujourd’hui devenue une nécessité. Mais examinons en premier lieu le comportement que les banques centrales devront adopter et qui sera tout de retenue.

Moderato ma non troppo

La surchauffe économique est le résultat de deux années de politiques monétaires et fiscales trop stimulantes. Sachant que les efforts budgétaires resteront encore importants durant la décennie à venir, les banques centrales devront agir de manière à calmer les tensions inflationnistes et assurer la stabilité des marchés. Forcées d’admettre qu’elles pourront difficilement contrôler une inflation qui résulte de perturbations prolongées au niveau de l’offre, les banques centrales devront néanmoins faire preuve de retenue durant le cycle de normalisation des taux directeurs à venir. Comment cette modération pourrait-elle se matérialiser?

A la mi-janvier 2022, le scénario central tablait sur le fait que la Fed procéderait à 3 ou 4 hausses de taux d’ici la fin de l’année. Cependant, le 10 février, le bond d’une inflation américaine qui venait s’inscrire à 7,5% en glissement annuel a profondément affecté le marché, si bien que le scénario pessimiste de 7 relèvements de taux est devenu le scénario central, et ce, quasiment du jour au lendemain. Vendredi dernier, la publication de l’indice des prix à la consommation des ménages (PCE), qui s’est établi à 5,2% en glissement annuel, pourrait amener les responsables de la Fed à réviser à nouveau leur position, préparant le terrain pour leur réunion du 16 mars prochain.  Ils prêcheront sans doute la modération: Jérôme Powell a d’ailleurs indiqué être enclin à proposer un relèvement de 25 points de base (pb) du taux directeur. Leur plaidoyer pourrait s’appuyer sur l’argument de la difficulté à mesurer les conséquences économiques directes de la guerre russo-ukrainienne et leur retenue devrait permettre de calmer les marchés et de contenir la volatilité.  

L'idée d'une armée européenne et d'un modèle de coopération étroite va gagner du terrain.

Il faut néanmoins s’attendre à ce que la fuite vers les obligations souveraines de débiteurs de qualité se poursuive durant tout le conflit. Sur l’extrémité longue de la courbe, les rémunérations des emprunts des Etats notés «AAA» devraient rester aux alentours de leurs niveaux actuels. En revanche, si le conflit s'intensifie et/ou s'étend à d'autres pays tels que la Géorgie ou la Moldavie, il faudra tabler sur une baisse de ces rémunérations.

Les préoccupations concernant l’inflation pourraient passer au second plan, car, dans la construction de leurs portefeuilles, les investisseurs se focaliseront sur le risque crédit (souverain et d'entreprise) et le risque actions. La liquidité des marchés ayant été très affectée, les banques centrales sont bien conscientes qu’une approche trop restrictive risque d’aggraver ce problème, plutôt que de le résoudre. Mais, pour revenir à la question de l’inflation dans l’Union européenne et aux Etats-Unis, il convient de souligner le fait que les difficultés d’approvisionnement ont amené la plupart des entreprises à élargir la palette de leurs fournisseurs. Par conséquent, la reconstitution des stocks s’accélère. Or, le spectre de la pandémie s’éloignant, il est possible que nous passions de la pénurie à une situation d’offre excédentaire au moment précis où la demande se normalise ou chute dès lors que le cycle économique est contrarié du fait des conséquences de la guerre.

Quatre relèvements suivis d’une pause

Le marché américain table sur un taux directeur de 1,75% - 2,00% d'ici la fin du deuxième trimestre 2023 et sur un taux final de 2,00% - 2,25% au premier trimestre 2024. Au vu de la situation actuelle, la Fed pourrait néanmoins adopter une approche plus mesurée et plus progressive. Il conviendrait donc d’envisager un scénario selon lequel la banque centrale américaine procéderait à quatre relèvements de taux en 2022, puis ferait une longue pause en 2023 et n’atteindrait son objectif final qu’au second semestre 2024 ou en 2025, pour autant que la situation économique le permette. Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, le temps pourrait donc devenir «l’ami» de la Fed. Quant à la BCE, elle gère correctement les attentes et, pour une fois, la Fed pourrait s’en inspirer. La BCE pourrait en effet relever les taux directeurs et les amener à zéro (-0,50% aujourd’hui) en 2023, année durant laquelle la Fed sera en phase «pause». La gestion du risque par les banques centrales doit être bien en place pour faire face à des enjeux très élevés. Mais la retenue des autorités monétaires doit aller de pair avec l’audace sur le front de la politique.

Le renforcement accéléré de la coopération fiscale et militaire freinerait la spéculation sur les taux des emprunts italiens, espagnols, portugais et grecs.
Vers une armée européenne?

Avec une guerre à leur frontière, il est probable que les dirigeants politiques de l'UE et de l'OTAN se réunissent autour d'objectifs communs. C'est effectivement le cas. Cependant, les sanctions n'impressionneront pas le Kremlin, d’autant moins que, depuis l’annexion de la Crimée en 2014, l’invasion de l'Ukraine a été bien préparée. Et, une fois encore, l'Occident ploie. Il est donc utile de renforcer l'UE d'un point de vue militaire. L'idée d'une armée européenne et d'un modèle de coopération étroite va gagner du terrain. Mais, et cette restriction est d’importance, la marge de manœuvre de l’UE est limitée, car cette union qui compte 27 membres est divisée et elle se trouve en conflit avec la Pologne et la Hongrie. Les membres de la zone euro, au nombre de 19, pourraient néanmoins intervenir et opter pour un renforcement de leur coopération sur les plans économique et militaire. Pour assurer la survie de l’union monétaire, ils devront adopter une approche de type «États-Unis d'Europe». Et même si elle débouche sur une Europe à deux vitesses, ses avantages l'emportent nettement sur les risques.

Une armée financée par les pays de la zone euro serait une étape nécessaire pour combler la faille existante lors de la mise en place de l'euro en janvier 1999. Résoudre cette équation du financement permettrait de se diriger vers une union fiscale plus intégrée de la zone euro, forte de 19 membres et qui inclut la Finlande ainsi que trois Etats baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie). Ajoutons que la Roumanie s’est fixé pour objectif d’adopter l’euro en 2024. Une telle approche permettrait de consolider les frontières orientales de la région et ainsi de mieux les protéger contre d’éventuelles menaces venant de la Russie ou d’ailleurs.

Fin de spéculation sur les taux en Europe?

L’union monétaire, économique, fiscale et militaire de la zone euro est un objectif d’importance stratégique qui mérite d'être reconsidéré aujourd'hui. La Commission européenne saura-t-elle faire preuve d'audace et concrétiser cette ambition d’ici la fin de cette décennie? Cela permettrait de résoudre immédiatement un problème récurrent de la BCE qui est celui de la disparité des taux des obligations souveraines de la zone euro. Tout comme l’euro a permis de mettre fin à la spéculation sur les différentes devises nationales, le renforcement accéléré de la coopération fiscale et militaire freinerait la spéculation sur les taux des emprunts italiens, espagnols, portugais et grecs… Il est en effet très décourageant de devoir constater une fois de plus que le différentiel de taux entre les 10 ans italien et allemand a grimpé jusqu’à 1,70%, clôturant à 160 pb vendredi dernier. Or, la Commission européenne a le pouvoir de mettre fin à cette valorisation du risque de crédit dans une union monétaire inachevée.

L’Europe est en crise. Cette crise mérite une lueur d’espoir: l'heure est à une action politique audacieuse et à la retenue en matière de politique monétaire.

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