Une époque belliciste

Martin Neff, Raiffeisen

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Nous nous retrouvons de nouveau dans une variante de la guerre froide, seules les modalités sont différentes.

Aussi difficile que cela puisse être, si nous faisons abstraction de toute la souffrance humaine et de toutes les atrocités pour nous pencher sur les «vraies» raisons des conflits armés, autrement dit la «rationalité de la guerre», il s’agit au fond toujours de trois choses: vengeance, haine ou pouvoir, dans un ordre arbitraire. La guerre n’a donc rien à voir avec la rationalité au sens strict. Dans la longue histoire de l’humanité, cela n’a sans doute pas toujours été le cas, mais globalement les motivations de la guerre sont la plupart du temps d’ordre émotionnel, ce qui est aussi le cas des guerres de religion ou des guerres entre des systèmes politiques. Les réactions initiales aux confrontations militaires sont généralement aussi de nature émotionnelle, par exemple la condamnation morale de l’agresseur, le témoignage d’une forte solidarité empathique avec les agressés et surtout la consternation et l’indignation sous toutes leurs formes récurrentes. Lorsque les émotions débordent et provoquent des réactions matérielles, réelles, telles que nous les avons vues dans le conflit syrien, à savoir des flux de réfugiés sur invitation, même les politiciens aux meilleures intentions finissent par faire marche arrière. L’émotion affirmait «nous y arriverons», mais la raison nous enseignait «surtout pas».

Pour les Européens, la guerre est déjà suffisamment grave en soi et depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, la doctrine suprême était de ne surtout pas être impliqué de nouveau dans un conflit armé. Lorsque le rideau de fer et le pacte de Varsovie ont fini par s’effondrer, un sentiment de grande sécurité s’est emparé de l’Europe et tous parlaient de démilitarisation et rêvaient d’une Europe dans laquelle il n’y aurait jamais la guerre, même une guerre froide. Sans compter que l’Otan promettait une protection en cas d’urgence. Les dépenses militaires ont été réduites et le pacifisme a connu une renaissance. Mais soudain, tout est différent. Il y a de nouveau la guerre en Europe et elle est si proche de nos frontières qu’une once de solidarité émotionnelle ne suffit pas à nous prémunir d’une invasion imminente. Je ne veux pas noircir le tableau, mais nous n’avons absolument pas la certitude que le conflit reste cantonné à l’Ukraine. Vladimir Poutine a déjà dû accepter de revoir ses projets à la baisse, mais il est peu probable qu’il recule comme le souhaiterait l’occident. En d’autres termes: Vladimir Poutine a impérativement besoin d’une victoire. Or tout cela ne plaide pas en faveur d’une désescalade militaire.

L’occident tente néanmoins de contenir le conflit avec son répertoire habituel de demi-mesures. Or le matériel militaire lourd n’est évidemment pas compatible avec les demi-mesures. A fortiori pour le chancelier allemand Olaf Scholz. Deux mois après le déclenchement de la guerre, l’Allemagne, le moralisateur certes prudent mais néanmoins suprême en Europe, ne sait toujours pas comment aborder cette guerre et ne trouve pas de réponse à la question de savoir s’il faut livrer des armes (plus) lourdes à l’Ukraine et renoncer aux livraisons de gaz russe. De façon générale, l’Allemagne est représentative d’une Europe qui après plus de trois-quarts de siècle sans guerre pense que les conflits, quels qu’ils soient, peuvent se résoudre par la voie diplomatique. Le crépuscule des dieux européens vient de commencer. Pas après l’Afghanistan, pas après la Syrie, mais maintenant en Ukraine. Les sanctions économiques si dures sont certes douloureuses pour les Russes, mais elles laissent le noyau dur qui tire les ficelles relativement indifférent. Le quotidien des Russes doit devenir si difficile que Vladimir Poutine n’aura pas d’autre choix que de capituler. Or les classes populaires en Russie, à savoir la grande majorité, s’en soucient assez peu, dès lors qu’elles peuvent planter des pommes de terre, du chou, des tomates et des concombres. De nombreux Russes n’ont même pas de passeport et encore moins les moyens de se payer un voyage à l’étranger. Des dollars ou des euros dans le portemonnaie? Que nenni! Les sanctions ont beau être douloureuses, seule une réponse militaire pourrait faire reculer Vladimir Poutine.

Il ne fait aucun doute que les objectifs déclarés de l’occident, à savoir le sauvetage de l’Ukraine, voire l’affaiblissement de Poutine, ne constituent une priorité que sur le papier. En réalité, l’occident veut avant tout une chose. Ne surtout pas être entraîné plus avant dans le conflit et encore moins dans une guerre nucléaire. C’est pourquoi les Européens se livrent à un numéro de funambulisme à une hauteur vertigineuse et qu’ils ne cessent de discuter des armes qu’ils pourraient encore bien fournir à l’Ukraine sans courir le risque de voir Vladimir Poutine interpréter cela comme une intervention directe dans le conflit et recourir à l’arme nucléaire. Ainsi, nous devenons les témoins d’un changement d’époque. Il y a toujours eu des guerres et il y en aura sans doute toujours et le pacifisme vient à présent d’échouer, même aux portes de l’Europe occidentale. Jusqu’à nouvel ordre, l’heure devrait à présent être au bellicisme et à ses nombreuses variantes, conflit armé ou guerre froide, mais surtout avec de nouvelles guerres par Etats interposés, comme actuellement en Ukraine. C’était peut-être déjà le cas en Syrie, mais l’engagement de l’occident y était nettement plus modeste qu’aujourd’hui. Il faut dire qu’Alep est un peu plus éloigné de Paris ou de Berlin que Marioupol. C’est uniquement pour cette raison et à cause de la crainte de l’Otan concernant une escalade avec Vladimir Poutine que Bachar el-Assad est encore au pouvoir en Syrie actuellement.

Toute ma vie, je n’ai en fait assisté qu’à des manifestations contre la guerre et à des demandes de désarmement militaire. Jamais personne n’est descendu dans la rue pour exiger une augmentation des dépenses militaires, bien au contraire. A présent, le réarmement est de nouveau respectable et même en Allemagne les milliards couleront bientôt à flots pour remettre en état les forces armées mal en point. Et ô surprise, l’Allemagne s’est effectivement décidée à fournir des chars à l’Ukraine. Le problème c’est que les munitions pour les chars de type Marder et Gepard sont fabriquées en Suisse qui s’y oppose. Or un char sans munitions ne vaut rien dans une guerre où l’on tire à balles réelles. Cela place certes la Suisse sous les feux de la rampe, mais c’est tout de même l’Allemagne qui se ridiculise avec sa stratégie militaire piteuse. A présent, l’heure est non seulement au réarmement, mais même l’Otan que l’on croyait morte devrait prochainement connaître un nouvel afflux. La Suède et la Finlande souhaitent à leur tour y adhérer et son secrétaire général Jens Stoltenberg cherche à raccourcir au maximum le délai entre la demande et l’intégration. Fin juin, l’adhésion pourrait être effective, à l’occasion du sommet de l’Otan à Madrid. Cela devrait certes profiter aux Finlandais et aux Suédois, mais une nouvelle frontière longue de 1’300 kilomètres va voir le jour entre l’Otan et la Russie. Cela signifie automatiquement plus de zones de friction et donc aussi plus de foyers de conflit potentiels.

Mais Vladimir Poutine a surtout raté son objectif qui consistait à faire reculer l’Otan. Cela ne profite pas à son image dans son pays, d’autant que son opération spéciale en Ukraine est déjà plutôt ratée. Quoi qu’il en soit, nous nous retrouvons de nouveau dans une variante de la guerre froide, seules les modalités sont différentes. La boîte de Pandore est ouverte et j’ai du mal à croire qu’elle puisse se refermer d’elle-même. Un moyen de mettre fin au conflit serait de se débarrasser de Vladimir Poutine. Or son bunker est considéré comme une véritable merveille du monde et il ne se montre pratiquement plus en public à l’heure actuelle. Une autre issue serait que Vladimir Poutine réussisse à conquérir une jonction terrestre au Sud de l’Ukraine entre la mer d’Azov et la Crimée et qu’il la fusionne avec une partie de l’Ukraine orientale qui sera sans doute bientôt occupée. Pourra-t-il faire passer cela pour une victoire? Je ne sais pas, mais cela serait possible. Toutefois, cette nouvelle frontière entre la Russie et l’Ukraine devrait être tout sauf stable. Le sang devrait continuer à y couler. On pourrait aussi envisager que les Russes soient chassés d’Ukraine, mais ce serait plutôt humiliant pour Vladimir Poutine qui se voyait déjà victorieux. On a du mal à imaginer qu’il puisse se contenter comme but de guerre du renoncement de l’Ukraine à adhérer à l’Otan et de sa démilitarisation, car le prix à payer a été élevé. Et si l’issue consistait en une frappe nucléaire? Que ferait alors l’occident? Restons-en là de nos réflexions. Sachez seulement que je ne juge pas cette hypothèse inimaginable.

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