Ninja Warriors

Martin Neff, Raiffeisen

2 minutes de lecture

Lorsque l’UE commencera enfin à se sevrer de sa dépendance au pétrole russe, il sera temps en Suisse de faire marcher le négoce opaque des matières premières à la baguette.

En 2008, j’ai eu la chance de profiter d’un séjour à l’étranger sponsorisé par mon employeur de l’époque. J’étais à New York. Je vivais en plein centre-ville, à deux pas du célèbre Times Square, et de ma fenêtre je pouvais voir le siège de Lehman Brothers. Celui-ci possédait en façade une enseigne lumineuse sur laquelle défilaient les cours de bourse actuels. Au deuxième étage, les collaborateurs de la banque pouvaient s’entraîner dans leur propre centre de fitness. A l’extérieur, on observait un va et vient constant de grosses limousines. J’étais «malheureusement» déjà de retour à Zurich, lorsque les magiciens du marché financier ont dû plier bagage, suite à la faillite de la banque. Lehman Brothers avait dépassé les bornes de la spéculation sur le marché immobilier américain et la banque n’était pas la seule dans ce cas, comme il s’est avéré plus tard. Je n’ai jamais compris comment on pouvait améliorer des mauvais crédits grâce au label de qualité des agences de notation. Quand je demandais comment une telle chose était possible, on m’opposait que j’étais un néophyte.

NINJA signifie aujourd’hui «no income, no job, no asset». Il s’agissait des clients des banques d’investissement auxquels on refilait des hypothèques en leur faisant croire qu’ils deviendraient riches, par le seul fait de la plus-value, un succès garanti. La spéculation sur le marché immobilier a permis à plus d’un banquier de Wall Street d’accéder à la fortune et a appauvri de nombreux propriétaires de maisons, au point que certains d’entre eux ont dû s’installer dans des tentes, à la périphérie de San Francisco par exemple. A l’époque, la valeur des titres immobiliers négociés était cent fois supérieure à la valeur effective de tous les immeubles.

Toutes les crises financières suivent le même schéma. Une fois que les requins de Wall Street ont trouvé quelque chose qui permet de faire des profits, plus rien ne les arrête. Les spéculateurs découpent en tranches et mélangent des actifs, des biens immobiliers, des sociétés, des matières premières, de l’or et que sais-je encore, pour ensuite les catapulter en toute irrationalité vers des sommets incroyables sur le marché. Jusqu’à ce que tout éclate, comme ce fut le cas en septembre 2008.

A présent, nous y revoilà. Nous pouvons remercier la crise ukrainienne. Avez-vous suivi l’évolution des prix du gaz ou du pétrole, voire du blé? Pourquoi les prix s’envolent-ils? Nos besoins ont-ils tant augmenté subitement et les réserves sont elles pratiquement épuisées? Les gens souffrent-ils de la faim et entassent-ils les céréales ou les graines de soja? C’est évidemment n’importe quoi. Le négoce porte sur un prix qui reflète la panique encore exacerbée par les bourses de Londres et de Chicago et non sur un prix fondé sur l’offre et la demande. La détermination du prix sur les marchés financiers est irrationnelle et totalement spéculative. Et plus le marché s’agite, plus il est possible de gagner de l’argent. Le printemps arabe était le fruit de la spéculation sur les denrées alimentaires. Les spéculateurs généraient ainsi une instabilité sociale. Il n’y avait pas de pénurie alimentaire à l’époque qui aurait permis de justifier les hausses de prix exorbitantes, mais le spread, à savoir la différence entre les prix de l’offre et de la demande, avait explosé sur les bourses des matières premières.

Depuis les années 1930 du siècle dernier, les marchés des matières premières étaient strictement réglementés. En 2000, les dévots de Wall Street, à savoir le président des Etats-Unis, Bill Clinton, et le patron de la Fed, Alan Greenspan, libéralisèrent les marchés et depuis règne le chaos, autrement dit une volatilité décuplée, car chacun a désormais le droit de parier sur les prix des céréales, du pétrole ou des métaux. Ce n’est donc qu’une question de temps avant que la guerre en Ukraine n’engendre des troubles dans le tiers monde. La machine spéculative tourne déjà à plein régime et la Suisse n’est pas en reste, car elle abrite les plus gros spéculateurs. Le négoce opaque des matières premières en est le parfait exemple en Suisse avec une part élevée de création de valeur. Mais des valeurs sont-elles réellement créées? Pas du tout. Les bénéfices engrangés par à peine 10'000 salariés équivalent au coût de toute l’activité de construction sur une année complète. Les traders gagnent des sommes astronomiques au détriment du tiers monde. Est-ce vraiment ce que nous voulons? Lorsque l’UE commencera enfin à se sevrer de sa dépendance au pétrole russe, il sera temps en Suisse de faire marcher le négoce opaque des matières premières à la baguette. Nous ne pouvons pas être humanitaires et neutres sur le dos des pauvres de ce monde. Si tant est qu’une réglementation s’impose, c’est bien dans ce domaine.

A lire aussi...