Un pas de plus vers le credit crunch

Emmanuel Ferry, Union Securities Switzerland SA

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Le resserrement monétaire de la Fed pourrait pousser près de 200 banques américaines au défaut de paiement.

Près de 200 banques pourraient faire défaut aux Etats-Unis suite au resserrement monétaire de la Fed. Le rationnement du crédit bancaire déjà en cours pourrait évoluer vers un phénomène de contraction du crédit, rendant la récession inévitable.

La dernière décision de la Fed porte les taux des Fed Funds à 5,25%, niveau qui correspond au précédent pic atteint entre juin 2006 et août 2007. Cela pourrait marquer la fin imminente du cycle de resserrement monétaire initié en mars 2022. Mais c’est surtout le début probable d’un cycle de retournement du crédit, scénario qui n’est pas encore intégré, ni par les investisseurs, ni par les banques centrales. Depuis plus de six mois, les investisseurs se focalisent un peu trop sur les perspectives d’une inflexion du cycle monétaire (le pivot de la Fed), et pas assez sur la matérialisation d’une crise de crédit qui interviendra forcément avant. Le canal du crédit bancaire semble particulièrement vulnérable. Si les banques commerciales sont déjà engagées dans un processus de rationnement du crédit, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, la multiplication des faillites bancaires introduit un risqué réel de credit crunch, c’est-à-dire une contraction de l’offre de crédit.

Les déposants non assurés constituent près de la moitié des dépôts des banques commerciales aux Etats-Unis.

La vitesse du cycle de relèvement des taux d’intérêt a été plus rapide que lors des précédents épisodes de resserrement monétaire, d’autant plus qu’il s’est accompagné d’une réduction concomitante du bilan de la Fed (Quantitative tightening). Cette normalisation monétaire rapide et tardive sera inévitablement source d’instabilité financière, puisque dans le cycle actuel, le taux d’intérêt neutre pour l’économie et supérieur aux taux d’intérêt neutre pour la stabilité financière.

Tout resserrement monétaire peut avoir un impact négatif significatif sur la valeur des actifs à long terme, dont les obligations d'Etat et les prêts hypothécaires. Cela peut entraîner des pertes pour les banques, qui s'engagent dans la transformation des échéances: elles financent des actifs à long terme avec des passifs à court terme, c'est-à-dire des dépôts. Lorsque les taux d'intérêt augmentent, la valeur des actifs d'une banque peut diminuer, ce qui peut entraîner la faillite de la banque par le biais de deux canaux de transmissions. Premièrement, si les engagements d'une banque dépassent la valeur de ses actifs, elle peut devenir insolvable. Cette situation est particulièrement probable pour les banques qui doivent augmenter les taux de dépôt à mesure que les taux d'intérêt augmentent. Deuxièmement, les déposants non assurés peuvent s'inquiéter des pertes potentielles et retirer leurs fonds, provoquant ainsi un bank run.

Les déposants non assurés représentent une source importante de financement pour les banques commerciales aux Etats-Unis, puisqu'ils constituent près de la moitié de leurs dépôts et 9’000 milliards de dollars de leur passif, ce qui peut faire des retraits massifs un risque important pour ces institutions. Au cours des années 1980 et 1990, près d'un tiers des institutions d'épargne et de prêt ont fait faillite en raison des pertes subies à cause de prêts hypothécaires à long terme à taux fixe qui ont perdu de leur valeur lorsque les taux d'intérêt ont monté. Cela a entraîné une réduction substantielle de la valeur nette du secteur des caisses d’épargne (Savings and Loan). Plus récemment, la plus grande faillite bancaire depuis la grande crise financière s'est produite le 10 mars 2023, lorsque la Silicon Valley Bank (SVB) a été mise sous séquestre par la FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation). Les 92,5% de ses dépôts n'étaient pas assurés, ce qui a entraîné d'importants retraits qui ont finalement conduit à la faillite de la banque en deux jours.

La baisse récente de la valeur des actifs bancaires a significativement augmenté la fragilité du système bancaire américain face aux retraits des déposants.

Une étude récente (Monetary Tightening and U.S. Bank Fragility in 2023: Mark-to-Market Losses and Uninsured Depositor Runs? Jiang, Matvos, Piskorski et Seru, 2023) évalue la stabilité financière de plus de 4’800 institutions financières. L’analyse se base sur les pertes sur les actifs des banques, y compris leurs portefeuilles de prêts détenus jusqu'à l'échéance, qui n'ont pas été évalués au prix du marché, ainsi que les titres liés à l'immobilier (tels que les titres adossés à des créances hypothécaires (MBS), les titres adossés à des créances hypothécaires commerciales (CMBS), les bons du Trésor américain et d'autres titres adossés à des actifs (ABS). Ces actifs représentent plus des deux tiers des actifs bancaires (72% de 24’000 milliards de dollars). La valeur de marché des actifs du système bancaire américain est inférieure de 2’200 milliards de dollars à ce que suggère la valeur comptable des actifs en tenant compte des portefeuilles de prêts détenus jusqu'à l'échéance. Les actifs bancaires évalués à la valeur du marché ont diminué en moyenne de 10% pour l'ensemble des banques, dont 5% d’entre elles ont enregistré une baisse de 20%. La plupart de ces dépréciations d'actifs n'ont pas été couvertes par les banques au moyen de produits dérivés sur les taux d'intérêt.

Contrairement aux déposants assurés, les déposants non assurés risquent de perdre une partie de leurs dépôts en cas de faillite de la banque. La survie d'une banque dépend donc des croyances du marché concernant la part des déposants non assurés qui retireront leurs dépôts suite à une baisse de la valeur de marché des actifs de la banque. Une forte hausse des taux d’intérêt impliquant des dépréciations d’actifs importantes peut engendrer des bank runs de déposants non assurés, rendant les banques insolvables. Dans le cas où la moitié seulement des déposants non assurés décidaient de retirer leurs avoirs, près de 190 banques ayant des actifs de 300 milliards de dollars sont exposées à un risque potentiel de dépréciation, ce qui signifie que la valeur de marché résiduelle de leurs actifs sera insuffisante pour rembourser tous les dépôts assurés.

La baisse récente de la valeur des actifs bancaires a significativement augmenté la fragilité du système bancaire américain face aux retraits des déposants. Le choc de duration qui a eu lieu en 2022 s’est transformé en choc de crédit. La Fed a acté lors de sa réunion du 3 mai le resserrement des conditions de crédit, tout en réaffirmant que le système bancaire était sain et résilient. La Fed ne baissera pas ses taux d’intérêt avant la matérialisation d’une crise du financement de l’économie. C’est le prochain épisode que doivent intégrer les investisseurs dans leur stratégie pour le restant de l’année.

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