Un monde à l’envers – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Peut-être faudrait-il répartir les entreprises entre les catégories: zombies, survivants et gagnants pendant la crise?

En inondant l’économie de liquidités, les banques centrales vont-elles générer la hausse des «Nifty Fifty» de la nouvelle décennie? Les investisseurs oscillent entre la peur, l’espoir et l’avidité. Les marchés baissiers sont traîtres, comme le montre une rétrospective. Le monde étant submergé de pétrole, l’or noir est meilleur marché que l’eau aux États-Unis tandis que son pendant, le métal précieux, s’apprécie. Peut-être faudrait-il répartir les entreprises entre les catégories: zombies, survivants et gagnants pendant la crise? L’économie numérique sera-t-elle la championne des années 2020?

1. Dans la fièvre de l’or

Dans le domaine des matières premières, nous examinons cette semaine deux marchés différents et pourtant proches. Le premier est celui de l’or noir, qui agite le monde et menace actuellement de l’inonder. Le second est celui du métal précieux, qui fascine les hommes des temps immémoriaux et les a souvent aveuglés.

«Monday» pour l’or noir

Cette semaine a commencé par une journée noire pour la référence phare du pétrole brut américain, à savoir le West Texas Intermediate (WTI). Pour la première fois de son histoire, celui-ci s’est négocié à un prix négatif en ce «Mad Monday». Vous avez bien lu: les producteurs de pétrole ont payé leurs grossistes pour qu’ils les débarrassent de leurs barils. Tout s’est déroulé en quelques heures. Lundi, peu après 18 heures (heure d’été d’Europe centrale), le prix du WTI devant être livré au mois de mai a chuté en dessous de 10 dollars, une première depuis 1986. Ensuite, impossible d’arrêter sa chute. En l’espace de quelques minutes, il a franchi le seuil de 8 dollars, puis de 5 dollars, un plancher inédit depuis la création de la bourse du pétrole. À 20 heures, il est passé sous la barre de zéro, pour clôturer à -37 dollars. En une seule journée, le principal carburant de l’économie a perdu l’intégralité de sa valeur. Pourquoi? Tous les réservoirs sont remplis à ras bord, car la production n’a pratiquement pas ralenti. Toute entreprise qui souhaite acheter aujourd’hui du WTI en bourse doit prouver qu’elle dispose de ses propres citernes. En outre, comme les énormes installations de stockage de WTI à l’intérieur des États-Unis (Cushing, Oklahoma) n’ont pas d’accès à l’océan, elles sont désavantagées sur le plan logistique par rapport au Brent de la Mer du Nord. Le prix de ce dernier est resté supérieur à 15 dollars.

Le WTI devant être livré en juin seulement a dévissé de la même manière. Cette semaine, l’or noir américain ressemblait presque à une patate chaude que l’on tente de se refiler le plus rapidement possible, et même contre rétribution, pour éviter de devoir accepter une physique. Le monde fonctionne parfois à l’envers.

Comment une telle dégringolade a-t-elle pu se produire sur le marché américain du pétrole? Voilà une question que beaucoup se posent. Trois graphiques apportent une réponse.

  • Tout d’abord, la demande de produits pétroliers comme l’essence a chuté en raison des mesures de confinement (voir le graphique 1).
  • Ce phénomène a induit une augmentation sans précédent des réserves de pétrole par rapport à la demande (voir le graphique 2), celles-ci faisant pratiquement déborder les citernes, comme nous l’avons mentionné plus tôt.
  • Fait étonnant, il semble que personne n’ait informé la direction des entreprises américaines de fracturation de l’effondrement imminent de la demande. Selon le Ministère américain de l’énergie, ces groupes produisaient encore 13 millions de barils de WTI par jour jusqu’à la semaine dernière. Ils ont réduit leur offre de manière tardive et insuffisante à 12,2 millions de barils par jour (voir le graphique 3). Et ce, alors que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) avait déjà prédit un recul de la demande mondiale de 9,3 millions de barils par jour1 pour 2020.

On pourrait comparer cette situation à une baignoire qui déborde parce que personne n’estime qu’il lui incombe de fermer le robinet.

Qui sont les gagnants et les perdants de cette situation? Parmi les bénéficiaires, on compte d’une part, les consommateurs de produits pétroliers et, d’autre part, les grandes entreprises d’énergie intégrées, dotées de capitaux et de cash-flows importants, qui donneront le rythme de la consolidation imminente de l’industrie énergétique mondiale. Dans ce contexte, elles auront le choix entre de nombreuses possibilités de reprise et pourront certainement réaliser plusieurs fois l’affaire de la décennie. Mon collègue, Michael Strobaek (CIO mondial), a publié cette semaine une excellente lettre d’information à ce sujet.

Placements dans l’or: faits et mythes

Depuis des temps immémoriaux, l’or permet non seulement de confectionner de beaux bijoux, mais aussi de maintenir la valeur du patrimoine, surtout en temps de crise. Il a un côté rationnel et un côté irrationnel. Les ruées vers l’or au XIXe siècle, mais aussi la «danse autour du veau d’or» relatée par le Livre de l’Exode dans l’Ancien Testament, nous rappellent à quels dangers s’exposent ceux qui se laissent éblouir par l’éclat de ce métal précieux. Warren Buffett a déclaré: «Nous extrayons l’or du sol quelque part dans le monde. Ensuite, nous le fondons en lingots, nous construisons une chambre forte souterraine et nous l’enterrons à nouveau. Si des extraterrestres nous voyaient faire, ils penseraient que nous agissons de manière incompréhensible et bien étrange.»

Il y a trois raisons principales pour lesquelles l’or est perçu comme un investissement: premièrement, il fait office de valeur refuge dans les périodes mouvementées. Deuxièmement, il constitue pour beaucoup un point d’ancrage en termes de diversification de portefeuille. Troisièmement, il est souvent considéré comme une protection contre le renchérissement, en particulier contre une inflation élevée ou une hyperinflation.

Mes collègues, Stefan Graber et Fabian Deriaz, ont examiné de manière approfondie ces qualités de l’or du point de vue des investisseurs suisses dans le cadre d’une étude. Voici leurs principales observations:

  1. Dans les temps de crise caractérisés par d’importantes fluctuations des actions, l’or dégage généralement des rendements hebdomadaires positifs. En temps normal, il augmente globalement entre 0,06 et 0,28% par semaine. Mais en période de très forte volatilité (comme en 2020 ou en 2008), il chute lui aussi, à savoir de 0,96% par semaine en moyenne.
  2. En tant que protection contre l’inflation, l’or déploie le plus d’efficacité lorsque le renchérissement est à deux chiffres, mais la corrélation est faible.
  3. Les taux d’intérêt réels américains expliquent à merveille les fluctuations de l’or. Tandis que leur baisse fait grimper le prix du métal précieux, leur hausse lui fait concurrence et exerce donc une pression sur son cours.
  4. La corrélation en USD du rendement de l’or est de 10% avec les actions mondiales, 40% avec les obligations d’État mondiales et -40% avec l’indice USD. En d’autres termes, pour les investisseurs ayant le dollar comme monnaie de référence, l’or est le meilleur moyen de se protéger contre une dépréciation du billet vert et le deuxième meilleur moyen de se prémunir des corrections des actions mondiales.
  5. En revanche, la corrélation du rendement de l’or mesurée en CHF est plus élevée (voir le graphique 4). Autrement dit, son effet de diversification est moindre pour les investisseurs suisses, mais il reste avant tout efficace contre une baisse du dollar et des actions helvétiques.

Enfin, notre prévision du cours de l’or à 12 mois est de 1750 USD, ce qui est proche du cours actuel.

2. Pièges des marchés baissiers, rallyes baissiers et retournements

«Sell in May and go away» (vendre en mai et s’en aller), voilà une devise boursière bien connue selon laquelle il faudrait prendre en mai les bénéfices réalisés au cours des quatre premiers mois de l’année. Cette recommandation est-elle judicieuse pour 2020 également? Devrait-on convertir en pièces sonnantes et trébuchantes les gains réalisés depuis le 23 mars? Ou bien cette date correspondrait-elle au plus bas, suivi de petites corrections? Autant de bonnes questions que nous souhaitons étudier ici.

Tous, mais vraiment tous les indicateurs économiques courants vont continuer à enregistrer une contraction sans précédent au cours des prochaines semaines. Le Fonds monétaire international (FMI) estime que le revenu par habitant devrait baisser dans 170 pays cette année alors qu’il s’attendait à une hausse dans 160 pays il y a quelques à peine. L’effondrement des indices européens des directeurs d’achats a confirmé ce que l’indicateur suisse de la confiance des consommateurs a montré, de même que autres chiffres-clés exposés par mon collègue, Claude Maurer, dans une analyse très pertinente de la conjoncture helvétique. Aux États-Unis, la dégringolade sans précédent du baromètre Boom-Bust de Yardeni Research, lequel est passé de 221 à 8,3 points, soit une chute de 96% (vous avez bien lu), mérite sans aucun doute le qualificatif d’«historique». Malheureusement, il serait possible d’allonger presque indéfiniment cette liste d’indicateurs en berne.

N’oublions pas le vieux proverbe «United we stand, divided we fall» (unis, nous tenons bon, divisés, nous tombons). Dans les situations d’urgence, lorsque l’argent se fait rare, même les amis peuvent manifester une certaine irritation.

Dans la zone euro, les controverses, parfois très émotionnelles, qui opposent les ministres des finances à propos des euro-obligations, du clivage Nord-Sud, de la solidarité et des freins à l’endettement rappellent des souvenirs désagréables de la crise de la dette en 2011.

Le gouvernement américain cherche des boucs émissaires en raison de la situation d’urgence de son pays et les trouve en Chine ou au sein de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Et dans le cadre de leur conflit triangulaire, Riyad, Moscou et Washington inondent le monde de pétrole, jouant ainsi à un jeu dangereux.

En outre, une analyse simple montre que les marchés baissiers de l’après-guerre se sont accompagnés pour la plupart d’un rallye baissier (voir le tableau 1). Quoi qu’il en soit, s’il y a une crise qui mérite réellement d’être qualifiée de «sans précédent», c’est bien celle que nous traversons actuellement.

Arguments laissant penser que le plus bas a été atteint le 23 mars

  • La réponse monétaire et budgétaire à la crise du coronavirus est sans précédent: les quelque 8000 milliards CHF mobilisés jusqu’à présent au titre de l’aide d’urgence constituent sans nul doute un phénomène unique. Les facilités de crédit octroyées par le FMI aux pays sont quatre fois plus importantes que lors de la crise financière de 2008. Le bilan de la Réserve fédérale américaine (Fed) s’est élargi de 2200 milliards USD ces dernières semaines, passant de 4100 à 6300 milliards USD, dont 1200 milliards sont dévolus aux emprunts d’État américains. En d’autres termes, la Fed financera plus de la moitié du déficit budgétaire américain prévisionnel cette année avec de l’argent fraîchement imprimé, ce qui va maintenir les rendements des marchés des capitaux à un niveau faible à l’avenir. Il s’agit là d’une initiative magistrale en termes de politique monétaire, qui n’est bien sûr rendue possible que par le rôle dominant du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale, sans aucune alternative. En résumé, il est presque impensable que de telles mesures n’induisent pas une hausse des cours.
  • Au demeurant, la politique monétaire américaine actuelle se calque sur un modèle historique, à savoir celui de la Seconde Guerre mondiale et des années qui ont suivi, depuis l’entrée en guerre des États-Unis en 1941 jusqu’en 1951. À l’époque, la Fed avait monétisé les déficits budgétaires en plafonnant à 2,5% les rendements des marchés des capitaux à long terme. Cette mesure s’était révélée extrêmement efficace. Outre le soulagement bienvenu ainsi apporté au gouvernement américain, le S&P 500 et l’indice Dow Jones avaient également doublé au cours de ces dix années.
  • Bien que la Fed et la Banque centrale européenne n’investissent pas directement dans les actions, le fait qu’elles aient stabilisé les écarts de crédit et les conditions de financement est également un facteur bénéfique pour la bourse.
  • Les valorisations, notamment celles des marchés boursiers mondiaux hors États-Unis, sont encore proches des niveaux les plus bas de 1984 et de 2009 dans bien des cas.
  • Le lent recul du nombre des nouveaux cas de Covid-19 suscite de l’espoir, à l’instar de ce qu’il s’est produit avec les actions asiatiques après la crise du SRAS.

Les performances antérieures et les scénarios de marché financier ne sont pas des indicateurs fiables des résultats futurs.

3. Conséquences pour les investisseurs (suisses)

Nous retenons les points suivants:

  1. Des pièges et des rallyes baissiers temporaires ne sont pas exclus, mais nous pensons que le plus bas enregistré le 23 mars ne se réitérera pas. Les investisseurs pourront profiter des corrections que nous anticipons pour étoffer leurs positions.
  2. Il n’est pas possible d’acheter et de vendre au mieux dans le cadre des rallyes baissiers. À cet égard, les investisseurs doivent suivre leur stratégie, non leurs émotions.
  3. Les obligations à haut rendement sont restées à la traîne par rapport aux actions jusqu’à présent. Si nous avons réellement dépassé le creux de la vague en bourse, des titres à haut rendement tels que les emprunts des marchés émergents en USD pourraient être attrayants. C’est ce que pense actuellement le Comité de placement du Credit Suisse.
  4. Le principe consistant à miser sur les gagnants à long terme et à éviter les perdants s’applique dans la présente crise également. L’économie numérique et la technologie qui la rend possible sont susceptibles de rester les champions de l’économie et des marchés boursiers de demain. Nous maintenons notre surpondération des titres des technologies de l’information et des secteurs associés.
  5. L’effondrement des cours du pétrole ne durera pas. Lorsque l’économie se redressera, la demande et les prix des produits pétroliers repartiront à la hausse. Mais le secteur reste soumis à une énorme pression à la consolidation, pression exercée par les grandes entreprises intégrées et aux finances solides. Nous conservons notre surpondération de l’énergie pour pouvoir tirer profit de l’évolution prévisible de cette dernière.
  6. En termes de diversification, l’or est moins intéressant pour les investisseurs en francs suisses que pour ceux dont le dollar est la monnaie de référence. Quoi qu’il en soit, ses qualités protectrices brillent le plus dans les portefeuilles d’actions et le moins dans les portefeuilles d’obligations.

Sur ce, je prends congé de vous pour une semaine. En raison de la fête du 1er mai, la prochaine lettre d’information paraîtra le vendredi 8 mai.

 

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