Déjà vu? – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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L’effondrement de l’indice «Boom-Bust» explique pourquoi cette crise ne suit aucun schéma prédéfini et pourquoi l’expansion la plus longue pourrait être suivie par la récession la plus courte.

La crise actuelle emprunte ses propres voies. L’expansion économique la plus longue va-t-elle être suivie par la récession la plus forte, mais aussi la plus courte? Les planches à billets qui tournent actuellement à plein régime préparent-elles le terrain pour l’inflation des prochaines années? Ou incitent-elles les investisseurs à opérer d’importants remaniements, délaissant les obligations au profit des actions? Voilà de grandes questions qui se posent dans ces temps troublés. Nous étudions les perspectives boursières pour la période qui suivra la pandémie de COVID-19 et vous informons des décisions les plus récentes prises par le Comité de placement du Credit Suisse.

1. La nécessité est la mère de l’invention: une ascension rapide après la chute?

Les expansions économiques et les hausses des marchés ne meurent pas de vieillesse, mais elles sont régulièrement les victimes de la récession, de l’inflation ou de l’euphorie, comme nous l’avons déjà écrit à de nombreuses reprises.

Dans sa représentation des «Cavaliers de l’Apocalypse», Albrecht Dürer (1471-1528) fait notamment allusion à trois grands fléaux de l’humanité: la guerre, le renchérissement (inflation et famine) et la maladie. Or il y a là comme un air de «déjà vu» cette année. En effet, à l’instar de son cavalier montant un pâle destrier, la pandémie de coronavirus a causé, à l’échelle planétaire, une situation d’urgence, une récession et la fin de la plus longue hausse boursière de l’histoire récente.

Le coût économique du «confinement» mondial
a mis un terme brutal à la hausse.

La période de prospérité économique et boursière a débuté en mars 2009, à l’issue de la grande crise financière. Or, elle a pris fin de manière brusque onze ans plus tard, en mars 2020. Et ce, malgré le fait que ni l’économie ni les marchés boursiers ne semblaient las de la vieillesse. Mais le coût économique du «confinement» mondial a mis un terme brutal à la hausse. L’effondrement inédit en cinquante ans de l’indice «Boom-Bust» (prix des matières premières par rapport au nombre de nouveaux chômeurs) explique pourquoi cette crise ne suit aucun schéma prédéfini et pourquoi l’expansion la plus longue pourrait être suivie par la récession la plus courte.

À présent, le sort de l’économie est en grande partie entre les mains des responsables politiques. Le président américain Ronald Reagan avait déclaré à l’époque que les neuf mots les plus effrayants de la langue anglaise étaient les suivants: «I’m from the Government, and I’m here to help» (je fais partie du gouvernement et je suis ici pour aider). J’espère qu’il se trompait. En effet, que cela nous plaise ou non, nous dépendons tous aujourd’hui, sur le plan économique et à des degrés divers, de l’aboutissement des programmes d’aide gouvernementaux.

Après tout, il y a davantage d’arguments en faveur de leur succès et d’une reprise rapide qu’en leur défaveur. Premièrement, les gouvernements et les banques centrales de tous les pays industrialisés n’ont jamais pris autant de mesures de façon aussi rapide et synchronisée pour soutenir leurs économies respectives. Deuxièmement, les liquidités dont ces acteurs ont besoin pour atteindre leur but n’ont jamais été aussi bon marché. Troisièmement, la plupart des récessions antérieures ont été prolongées par des crises du crédit qui se chevauchaient. Aujourd’hui, la volonté politique et la performance du secteur financier atténuent ces risques de crédit. Quatrièmement, si la crise actuelle provoque une paralysie, elle favorise aussi une accélération: de nombreux entrepreneurs à qui j’ai parlé ces derniers jours ont fait état d’une avancée en matière d’innovations qui nécessite normalement plusieurs années. La crise est-elle un accélérateur de croissance ou d’innovation? C’est le cas pour certains grands secteurs comme les soins de santé et d’autres branches de services, car le besoin urgent d’une thérapie de choc stimule fortement l’imagination.

Lorsque des entreprises cessent leur activité,
des nouveautés font généralement leur apparition.

En fait, en dehors de la loi des conséquences inattendues, il y a peu de raisons de croire que la conjoncture ne parviendra pas à se redresser après la crise. Beaucoup de choses vont changer, sans aucun doute, notamment les rapports de propriété, les chaînes de création de valeur, le comportement des consommateurs et les mesures de protection dans le domaine de la santé publique. Mais tous ces changements ne signifient pas que l’économie tombera nécessairement dans un profond trou noir. Après la crise, le risque une évolution latérale des finances ne devrait pas être la règle mais l’exception. Les personnes et les entreprises sont créatives, flexibles et adaptables. La grande disponibilité persistante des capitaux et la diminution relativement faible de leurs réserves pendant la période de confinement rendent cette récession très particulière, et probablement très éphémère également. Lorsque des entreprises cessent leur activité, des nouveautés font généralement leur apparition. C’est ce que Joseph A. Schumpeter entend par «destruction créatrice», qui décrit le processus observé dans les économies de marché ouvertes selon lequel des cycles macroéconomiques disparaissent tandis que d’autres émergent.

2. Les flots de liquidités font peur: facteurs s’opposant quand même à l’inflation

TOUTEFOIS, le spectre de l’inflation ne réapparaît-il pas avec le flot vertigineux de liquidités? Voilà une question bien compréhensible qui nous est souvent posée. Mais cette crainte semble infondée. Une analyse à court et à long terme donne des éléments de réponse.

À court terme

La crise causera avant tout une chose: une offre excédentaire de biens, de services et de main-d’oeuvre. Lorsque le confinement sera levé, il y aura trop de tout, à l’exception peut-être de certains produits médicaux tels que les masques faciaux ou les désinfectants. Les concessionnaires automobiles devront vendre des stocks importants à prix réduit. Les vêtements d’été seront soldés avant même que le commerce normal ait pu redémarrer. Les hôtels, les restaurants, les prestataires de services touristiques et les compagnies aériennes feront de la publicité pour des offres bradées afin de renouer avec leurs taux d’activité antérieurs. Sur le marché du travail, la demande sera à nouveau supérieure à l’offre. Les surfaces de bureau se retrouveront en concurrence avec le Home Office. Les citernes débordantes de pétrole et les couvertures de prix avantageuses mises en place par les États et les compagnies aériennes exerceront une pression sur les cours de l’or noir pour le reste de l’année. Tous ces facteurs entraîneront une baisse des prix à court terme, non une hausse, et cette récession ne fera pas exception aux précédentes.

À long terme

L’hypothèse selon laquelle l’inflation serait avant tout un phénomène monétaire semble être une idée fausse remontant aux années 1980. Mais les théories qui n’expliquent pas le présent ne sont pas de bonnes théories.

La Banque nationale suisse (BNS) a émis plus de 600 milliards de francs depuis la crise financière de 2009, plus que toutes les autres banques centrales occidentales au regard de leurs économies respectives. Pourtant, aucun pays n’affiche une inflation plus faible que celle de la Suisse, sauf peut-être le Japon, où la politique monétaire a été tout aussi expansionniste. Cette observation laisse penser que le lien entre le recours à la planche à billets et l’inflation est faible et seulement indirect. Le comité directeur de la BNS partage cet avis lui aussi.

Il est tout à fait possible qu’un léger recul de la mondialisation induise une augmentation
des coûts de stockage et de production pour de nombreuses entreprises.

Alors, qu’est-ce qui cause le renchérissement? Ce sont soit des situations dans lesquelles les entreprises peuvent relever leurs prix, car

a) la demande dépasse l’offre (comme dans le cas de nouveaux produits à succès tels que les premiers smartphones);

b) l’offre disparaît soudainement (comme les désinfectants dans les premiers jours qui ont suivi la fermeture des frontières);

soit des situations dans lesquelles

c) la concurrence est opaque ou limitée par la réglementation étatique du marché (comme dans le cas du système des soins de santé).

Comment ces facteurs inflationnistes évolueront-ils après la crise? Probablement comme ils le faisaient avant. Les services de santé tendront à rester chers voire augmenteront, et les biens de consommation demeureront bon marché voire baisseront.

Quant aux prix du pétrole, ils oscilleront. Il est tout à fait possible qu’un léger recul de la mondialisation induise une augmentation des coûts de stockage et de production pour de nombreuses entreprises, mais cette augmentation ne devrait avoir qu’un impact ponctuel sur les prix finaux et ne pourra être répercutée sur les consommateurs que dans de rares cas de toute façon. L’hypothèse inverse est plus réaliste: l’augmentation des coûts obligera les entreprises à accroître leur productivité ou à réduire leurs marges bénéficiaires. En effet, Internet restera le régulateur de prix le plus efficace du monde, même après la crise.

Taux d’intérêt et inflation: voyage à travers l’histoire

C’est d’ailleurs ce que nous enseigne l’histoire. Une étude fascinante et approfondie réalisée à partir de différentes sources par Paul Schmelzing, économiste et chercheur associé de la Banque d’Angleterre, révèle des faits étonnants1. Schmelzing analyse méticuleusement des sources historiques de près de 80% des nations industrialisées actuelles, notamment des corporations zurichoises et lucernoises ou encore des souverains médiévaux d’Europe et leurs banquiers. Il présente l’histoire des «emprunts les plus sûrs» du Moyen-Âge à nos jours en passant par les temps modernes. Il met en évidence que la baisse des taux d’intérêt, des rendements et de l’inflation, qui nous préoccupe tant actuellement, n’a rien de nouveau. Au contraire, il s’agit d’un processus structurel qui remonte au XIVe siècle et qui n’a été interrompu que temporairement.

Entre 1311 et 1900, les taux d’intérêt réels sont passés en moyenne de 14,7% à 2,5%, soit un repli de plus de 2 points de base par an. Certaines économies ont même connu des périodes de taux d’intérêt réels négatifs à l’époque déjà.

En règle générale, trois raisons sont avancées pour expliquer le repli à long terme des taux d’intérêt réels. Premièrement, au fil de l’histoire, l’intensité capitalistique et donc la demande de capitaux émanant de l’économie diminuent. Or le recul de la demande de capitaux fait également baisser les rendements réels de ceux-ci. Deuxièmement, l’évolution démographique cause elle aussi une chute des taux d’intérêt de différentes manières. La diminution du nombre des naissances et l’allongement de l’espérance de vie font augmenter les volumes de capitaux de prévoyance en quête de rendement, induisant à leur tour une baisse des taux d’intérêt réels.

Troisièmement, l’évolution absolue de l’économie entraîne un repli des taux de croissance relatifs, ce qui exerce également une pression sur les taux d’intérêt réels.

Il est fort possible que les épargnants et les institutions de prévoyance
élagueront leurs positions en obligations au profit des actions.

À l’instar d’études antérieures, bien que moins approfondies, celle de Schmelzing contredit elle aussi la thèse selon laquelle les taux d’intérêt bas voire négatifs actuels seraient inhabituels. Au contraire, il ressort de l’histoire qu’ils sont plutôt la norme. Nous ferions donc mieux de nous y accoutumer plutôt que d’espérer leur hausse et celle des rendements.

3. Décisions récentes du Comité de placement du Credit Suisse

Les marchés financiers anticipent mieux l’évolution économique future que ne peut le faire un individu. Alors que nous nous évertuons encore à quantifier les coûts de la paralysie actuelle, ils évaluent déjà la prochaine étape, c’est-à-dire l’après-crise. Il est fort possible que les épargnants et les institutions de prévoyance élagueront leurs positions en obligations au profit des actions. En effet, lorsque la reprise économique et les conséquences de la marée de liquidités, qui plaque au plancher les rendements du marché des capitaux, deviendront de plus en plus évidentes, les actions sembleront deux fois plus attrayantes que les obligations, leurs rendements étant positifs de manière générale et leurs valorisations faibles, en particulier en comparaison des emprunts. Dans ce contexte, nous maintenons notre surpondération des actions, des emprunts des marchés émergents en monnaie forte ainsi que des matières premières, et nous relevons en outre la part des obligations à haut rendement au-dessus de leur niveau stratégique. Leurs primes de risque sont attrayantes, notamment au vu de la couverture systématique des risques de crédit par les programmes budgétaires nationaux et la politique monétaire, mais aussi compte tenu du redressement attendu des prix des matières premières. Les corrections boursières, qui sont tout à fait probables du fait des faibles volumes d’échange et des incertitudes persistantes liées à la crise, offriront à notre avis de bonnes opportunités pour étoffer les positions en actions.

 

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