Techlash, un nom pour une histoire vieille comme le monde… économique

Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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La révolte gronde face à la puissance des géants de la Tech. Seraient-ils les nouveaux «barons-voleurs» du XXIe siècle?

Il y a eu l’affaire de l’évasion fiscale d’Apple sanctionnée par la Commission Européenne, contre l’Irlande dont elle défendait pourtant les intérêts. En 2018, cette même Commission a condamné Google à une amende de plusieurs milliards d’euros pour entrave à la concurrence. Tout récemment, la «Fair Trade Commission» japonaise a lancé une enquête contre Amazon, Rakuten et Yahoo Japan, pour abus de position dominante dans leurs pratiques commerciales à l’encontre de leurs fournisseurs. Le Conseil des Ministres européens du 12 mars prochain examinera un projet de taxation des plateformes en ligne sur leur chiffre d’affaires réalisé localement. Et ce n’est pas tout. Les GAFA n’en finissent plus d’être mises en cause pour la collecte – pour ne pas dire la capture – la détention et l’utilisation des données personnelles, la diffusion de fausses nouvelles, et autres piratages incontrôlés ou détournements d’opinions qui iraient jusqu’à mettre en danger le fonctionnement de nos démocraties.

Les Techs sont attaquées sur trois fronts à la fois. D’abord, l’exploitation des données personnelles ou le non-respect de la vie privée, la propagation de fausses nouvelles, de propos haineux et autres manipulations des opinions. Ensuite, l’abus de position dominante et l’entrave à la concurrence. Enfin, l’évasion fiscale.

Les lois anti-trust semblent moins appliquées
aujourd’hui qu’auparavant.

Ces derniers temps, les actions – notamment en justice - contre les géants de la Tech se multiplient de la part des Etats, comme des particuliers, dont la méfiance s’est fortement accrue. Les attaques viennent de tous bords. Certes, les consommateurs et les utilisateurs répondent toujours présents, mais les internautes et les contribuables qu’ils sont également, revendiquent désormais des réglementations et des taxations plus strictes.

Et voilà que ressurgit l’image des « Robber Barons », ces barons-voleurs de la fin du XIXe siècle. Les Vanderbilt, Rockefeller, Gould, Carnegie entre autres; grands capitaines d’industrie et du chemin de fer, accusés de pratiquer un capitalisme sauvage fait de positions de monopole, de distorsions de concurrence, d’exploitation des travailleurs et même de corruption. C’est pour lutter contre ces pratiques que les Etats-Unis adoptèrent, entre 1890 et 1915, la série de lois anti-trust toujours en vigueur à ce jour.

L’arsenal juridique dont disposent les Etats aujourd’hui ne suffirait-il pas à remédier à ces mêmes débordements? Cela n’est peut-être pas aussi simple. D’une part, les lois anti-trust semblent moins appliquées aujourd’hui qu’auparavant. Les notions de consolidation pour atteindre des tailles dites critiques, de «champions» nationaux face à la concurrence jugée déloyale d’autres pays, tiennent un peu partout le haut du pavé. De plus, les plateformes digitales se distingueraient de leurs ancêtres capitalistes par leur modèle économique qui repose sur la collecte et l’exploitation des données personnelles, une matière première somme toute particulière. Qui plus est, l’univers des algorithmes et des plateformes digitales serait celui du «winner-take-all» par nature.

La position dominante de ces géants est-elle donc aussi nécessaire qu’incontournable? Sur ce point, le débat est loin d’être tranché. Du côté de l’accusation, les GAFA, fortes de leur puissance financière, peuvent, à coup de milliards, s’offrir n’importe quelle start-up jugée menaçante, pour ensuite s’approprier ses innovations. Et si on leur résiste, elles ont les moyens de les copier et de les développer elles-mêmes tout en barrant l’accès aux nouveaux entrants. Du côté de la défense, les GAFA contribueraient à la baisse générale des prix, faciliteraient l’accès à de nouvelles technologies, à des biens et des services au plus grand nombre, à de nouveaux usages et de nouvelles communautés. Leurs capacités financières leurs permettent d’être à la pointe de l’investissement et de la Recherche & Développement. Bref, elles structurent le capitalisme de demain.

La question reste celle d’un juste équilibre entre puissance
de développement et protection des consommateurs.

En fait, les arguments d’aujourd’hui ressemblent trait pour trait à ceux d’hier. La singularité de cette nouvelle industrie ne fait rien à l’affaire. La question reste celle d’un juste équilibre entre puissance de développement et protection des consommateurs.

La mise en place du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) par l’Union Européenne, a été saluée par certains observateurs comme une première réponse, en obligeant les plateformes à communiquer à des concurrents les données dont elles disposent. D’autres proposent d’aller plus loin, en exigeant que les GAFA rémunèrent les particuliers quand elles collectent leurs données. De nombreux économistes – et pas les moins libéraux – appellent au renforcement de l’application des règles anti-trust, en élargissant les critères d’analyse au-delà du prix ou de la part de marché. D’autres voudraient contraindre ces entreprises, comme IBM et Microsoft avant elles, à partager une partie de leurs sources, et à ouvrir leurs plateformes à leurs concurrents. Enfin, on explore les voies et moyens de rendre les GAFA responsables des contenus qu’elles diffusent.

Face à ces critiques, les GAFA ne sont pas restées totalement inactives. En France, Google a instauré une procédure d’examen des demandes d’effacement de données et d’informations personnelles. Facebook a investi des centaines de millions de dollars dans le renforcement de ses procédures de contrôle des applications tierces et de protection des données personnelles de ses abonnés. Pour Apple, la formule est désormais «ce qui se passe dans votre IPhone, reste dans votre IPhone». Elle l’a d’ailleurs prouvé, allant jusqu’à refuser l’accès à ses systèmes au FBI, dans le cadre d’une enquête anti-terroriste.

Les vieilles guerres économiques chaudes et froides sont de retour,
et avec elles des enjeux stratégiques et politiques majeurs.

Après tout, laissons faire nos GAFA, au risque sinon de les affaiblir. Car pendant ce temps, à l’autre bout du monde se sont levés, à l’abri d’une muraille quasi impénétrable, d’autre géants du Net, bien plus redoutables et bien moins attachés à la protection des données privées. Les Alibaba, Tencent et leurs applications, les pendants chinois des GAFA, ont prospéré loin de la concurrence mondiale, par le biais d’une politique étatique protectionniste active. Elles sont aujourd’hui l’objet de toutes les craintes du fait du manque d’étanchéité avec le pouvoir en place.

Mais elles servent aussi d’argument à ceux qui soutiennent qu’il faut en faire autant, et ne pas s’encombrer d’autant de scrupules à l’égard des GAFA, pour ne pas les fragiliser. C’est au point que le Japon, le Canada, entre autres, s’opposent pour des raisons de sécurité, à l’intrusion de Huawei sur leur territoire dans le cadre de l’installation de la 5G. Cette compétition n’est-elle pas en train de se muer en conflit ouvert aux dimensions stratégiques?

Capitalisme sauvage contre capitalisme d’Etat, les vieilles guerres économiques chaudes et froides sont de retour, et avec elles des enjeux stratégiques et politiques majeurs. Faut-il laisser faire sous prétexte qu’il n’y aurait pas d’alternative? La nouveauté technologique ne doit pas masquer le fait que la concentration excessive des groupes, les positions d’oligopoles et de monopoles publics ou privés, de fait ou organisés, conduit à des dérives économiques pernicieuses, et peut même entraîner les Etats dans des conflits ouverts.

En se montrant rigoureux et exemplaires, nos Etats et les Organisations multilatérales trouveront le meilleur moyen de s’opposer à ces abus d’où qu’ils viennent.

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