Spectre de l’«inflation verte» – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Rien d’étonnant à ce que la récente hausse des prix de l’électricité ait relancé le débat sociopolitique sur l’inflation, la politique climatique et les conséquences pour les marchés des capitaux.

En principe, tout le monde est disposé à utiliser, dans la mesure du possible, des sources d’énergie renouvelables telles que le soleil, le vent et l’eau, car elles sont disponibles en quantité illimitée et respectueuses du climat. Néanmoins, dès que notre propre porte-monnaie doit en souffrir, ces bonnes dispositions s’évanouissent chez beaucoup. Rien d’étonnant donc à ce que la récente hausse des prix de l’électricité ait relancé le débat sociopolitique sur l’inflation, la politique climatique et les conséquences pour les marchés des capitaux. Les experts mettent déjà en garde contre une «inflation verte», c’est-à-dire une période de renchérissement prolongée liée à la transition énergétique. Qu’est-ce que tout cela signifie pour les investisseurs?

1. Comment l’objectif de «zéro émission nette» induit des rotations sur les marchés

Pour apaiser les esprits face à la hausse constante des prix de l’énergie (voir le graphique 1), la Commission européenne envisage depuis peu d’attribuer un label de durabilité à la production d’électricité à partir du nucléaire et du gaz. Elle a pour objectif déclaré d’accroître la part des sources d’énergie renouvelables de 39% actuellement à 85% d’ici à 2050. Cette part s’élèverait déjà à 84% aujourd’hui si elle incluait également l’électricité provenant du nucléaire et du gaz.

Sur les marchés des capitaux néanmoins, la crainte d’une «inflation verte», c’est-à-dire persistante, ne s’apaise pas. (Au sens strict, on entend par «inflation verte», ou «greenflation» en anglais, un renchérissement induit par la hausse des prix des matières premières, qui font elles-mêmes l’objet d’une demande accrue du fait de la transformation «verte»). Il y a trois raisons à cela. Premièrement, les arguments de la Commission européenne sont très controversés. Deuxièmement, l’élévation du coût de l’électricité a plusieurs causes: la surstimulation de l’économie mondiale, les actuelles tensions géopolitiques et les conditions météorologiques défavorables en 2021. Troisièmement, l’impact exercé par la composante énergétique sur l’inflation des prix à la consommation varie beaucoup d’un pays à l’autre. En Allemagne (11%) par exemple, il est deux fois plus important qu’en Suisse (5,3%). Les évolutions inflationnistes divergent donc grandement (voir le graphique 2).

En bref, ce qui préoccupe actuellement les investisseurs, c’est le coût encore inconnu de la transition énergétique. Une fois de plus, les marchés obligataires ont défendu leur réputation d’oiseaux de mauvais augure la semaine dernière: secoués par un petit tremblement de terre, leurs rendements à long terme ont bondi, déclenchant de grandes rotations sur tous les marchés des capitaux.

Les rendements à dix ans ont grimpé par exemple à 1,8% aux États-Unis, le niveau le plus haut enregistré depuis deux ans. En Allemagne et en Suisse, ils ont atteint le taux le plus élevé depuis trois ans, légèrement supérieur à -0,02% et 0,03% respectivement.

Certes, cela ressemble plutôt à une tempête dans un verre d’eau. Mais sur les marchés mondiaux, chacun sait que l’ampleur du mouvement compte plus que le niveau. Un peu à l’instar de l’effet papillon, la hausse mondiale des rendements a suscité de fortes craintes inflationnistes et généré des rotations sur les marchés des actions à travers le globe: les valorisations des titres de croissance américains, qui correspondaient il y a un an encore à 16 fois le chiffre d’affaires, ont chuté à 7 fois le montant de celui-ci. Les cours des titres de «valeur» défensifs et à rendement élevé (que nous surpondérons) progressent actuellement. L’indice mondial des énergies propres (Clean Energy Index) est tombé au plus bas enregistré depuis 63 semaines, tandis que l’indice de l’énergie nucléaire a plutôt gagné en popularité auprès des investisseurs (voir le graphique 3).

Rien qu’au cours de la première semaine de négoce de 2022, les entreprises ont levé des capitaux à hauteur de 93 milliards de francs sur les marchés obligataires, le deuxième montant le plus élevé de l’histoire, après le record de 2021 lié à la pandémie. En se finançant de manière précoce, elles veulent se protéger d’une éventuelle hausse du coût du capital. En effet, les rendements moyens des obligations américaines «investment grade» sont passés de 2,65 à 2,94%1.

Une fois de plus, nous constatons que tout est lié sur les marchés mondiaux des capitaux, un point qu’ils ont en commun avec le climat.

Grand écart

Pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris sur le climat, le Fonds monétaire international (FMI) estime nécessaire que le prix mondial du carbone s’élève au minimum à quelque 75 dollars américains par tonne, alors qu’il est actuellement inférieur à quatre dollars. Compte tenu de la consommation annuelle actuelle, une telle augmentation ferait grimper le coût du carbone de 3600 milliards de dollars à l’échelle du globe, soit 4,2% de la performance économique de ce dernier. Mais le monde est bien loin d’atteindre un tel tarif, que ce soit sur le plan politique ou dans les faits. Certes, une tonne de carbone coûte aujourd’hui 81 euros dans le cadre du négoce européen des certificats d’émission de CO2, mais les entreprises qui doivent s’en préoccuper sont peu nombreuses. Jusqu’ici en effet, seuls les secteurs industriels à forte consommation d’énergie (raffineries de pétrole ou producteurs d’électricité par exemple) ont été contraints d’acheter de tels certificats dans l’UE, et ce, uniquement après avoir épuisé un quota de base gratuit. Aucune autre branche n’est encore obligée de payer sa consommation de CO2 dans l’UE, bien que cela doive changer à l’avenir.

En résumé, pour combler immédiatement l’écart entre le coût réel du carbone et le prix préconisé par l’accord de Paris, il faudrait introduire une taxe mondiale sur le CO2 représentant quelque 4% de la performance économique annuelle du globe. Mais les différences régionales sont importantes. Le tableau 1 montre qu’une augmentation de 10 dollars du prix du carbone affecterait relativement peu l’économie et l’inflation en Europe. Rien d’étonnant donc à ce que la volonté politique d’étendre les taxes CO2 à d’autres secteurs soit relativement forte dans l’UE, mais aussi, depuis peu, aux États-Unis.

Comment parvenir à la décarbonation, la plus grande transformation de notre économie, si ce n’est par une combinaison d’exigences et d’encouragements, c’est-à-dire par le recours simultané au bâton et à la carotte? En effet, la loi européenne sur le climat adoptée en juin 2021 fixe l’objectif de «zéro émission nette» dans l’UE à l’horizon de 2050.

Dans un monde idéal, l’abandon des énergies fossiles s’accompagnerait bien sûr d’un développement des sources d’énergie renouvelables. De fait, le coût de ces dernières a considérablement baissé ces dernières années. Le prix de l’énergie solaire a chuté de 85% depuis 2010. Et on peut s’attendre à d’autres avancées disruptives. Il est fort probable que les coûts marginaux des énergies renouvelables s’approchent un jour de zéro. Elles sont d’ores et déjà moins chères que toutes les énergies fossiles, et même moins chères que l’énergie nucléaire. Mais leur implantation à grande échelle pose problème, comme l’illustre le graphique 4.

En ce qui concerne l’implantation à grande échelle, les goulets d’étranglement et les conflits seront quasiment inévitables. En effet, la mise en place de nouvelles centrales requiert du temps et des capitaux. Les coûts de construction des infrastructures renouvelables augmentent, comme le montre la hausse des prix du silicone. Parallèlement, les capacités d’extraction des combustibles fossiles diminuent et elles renchérissent ces derniers, ce qui induit des fluctuations des prix relatifs, une élévation générale de la volatilité de l’inflation et des effets de second tour en politique, en économie et dans la société. On ressent l’impact de ces évolutions aujourd’hui déjà, et pas «seulement» sur les marchés boursiers. Voici quelques exemples:

  1. L’inflation verte, qui a des répercussions régressives, affecte davantage les ménages à faible revenu que les plus nantis. Les subventions allouées pour les combustibles fossiles sont donc politiquement incontournables ou presque, en particulier dans les pays relativement pauvres. Bien qu’elles soient contre-productives du point de vue climatique, on estime qu’elles n’ont pas d’alternative sur le plan sociopolitique.
  2. La crainte de l’inflation verte peut rapidement générer des spirales de prix sous l’effet des achats stratégiques de précaution. Une fois amorcées, elles sont difficiles à maîtriser.
  3. L’inflation verte peut avoir des effets de second tour à l’échelle mondiale. La récente hausse des tarifs du fret et des coûts de production en est un exemple, de même que les manœuvres géopolitiques russes.
  4. L’inflation verte fait évoluer de grandes variables macroéconomiques: marchés financiers, politique monétaire, politique climatique, conjoncture, etc. Autant de thèmes qui nous occuperont encore souvent en 2022 à n’en pas douter.

L’inflation verte est susceptible d’allonger artificiellement la durée de la transition énergétique en sapant la volonté politique qui la sous-tend. En résumé, elle reste un défi majeur pour les investisseurs cette année, et il est fort possible qu’elle accroisse la volatilité générale des marchés financiers, exigeant des nerfs plus solides qu’en 2021. Lors de la dernière réunion de notre Comité de placement, nous avons discuté en détail d’un grand nombre de ses facettes.

2. Implications pour les investisseurs

Mentionnons trois implications pour les investisseurs.

Avenir du nucléaire?

Ces dernières semaines, de nombreux investisseurs nous ont posé des questions sur l’importance de l’énergie nucléaire et ses perspectives économiques. Récemment, nous avons apporté notre soutien à une table ronde2 très enrichissante organisée à ce sujet par le prestigieux Aspen Institute. Par ailleurs, mon collègue Jens Zimmermann a publié une «Research Alert» intéressante sur ce thème3. Il y explique comment la nouvelle «taxonomie verte européenne» ainsi que l’inclusion de l’énergie nucléaire et du gaz dans les centrales ESG4 proposée par l’UE stimuleront probablement le développement des infrastructures correspondantes. Cette étude cite les entreprises de différents secteurs d’activité qui pourraient tirer profit de cette évolution.

Vent en poupe pour les actions «défensives»

«La grande transition», tel est le titre de notre publication Investment Outlook 2022. Nul doute que la transition énergétique mondiale comptera parmi les grandes transformations de cette décennie. Mais d’importantes évolutions s’annoncent déjà pour cette année, sous l’effet des préoccupations liées à l’inflation verte. Face à la hausse des prix, les responsables de la politique monétaire - Réserve fédérale américaine en tête – s’efforcent de trouver une nouvelle «normalité». Il est probable qu’ils vont notamment opérer un relèvement des taux d’intérêt et réduire leurs achats d’obligations, ce qui devrait accroître la volatilité des marchés financiers.

En parallèle, la politique budgétaire aux États-Unis et en Europe cherchera à stimuler la transition énergétique au moyen de ses programmes d’infrastructure. Il est également probable que l’évolution de la pandémie en endémie mettra également fin aux goulets d’étranglement des chaînes d’approvisionnement et permettra de dépasser le pic d’inflation. Les marchés boursiers pourraient être secoués et les actions défensives avoir le vent en poupe pendant cette phase de transition.

Opérer des placements thématiques

Enfin, rappelons que le Supertrend de la transition énergétique n’en est qu’à ses débuts. Quiconque a acheté une action Apple en 1980 est aujourd’hui millionnaire. Cet exemple met en évidence que la sobre recette du succès des placements thématiques comporte deux éléments importants: le choix du bon thème et la patience, une vertu intemporelle.

3. Récentes décisions du Comité de placement du Credit Suisse

Alors que notre réduction des risques opérée en décembre dernier a porté ses fruits, nous avons discuté des différentes évolutions qui agitent actuellement les marchés. Tandis que les hausses de prix et un prévisible durcissement de la politique monétaire américaine exercent une pression sur les placements à longue duration en particulier, nous voyons toujours des facteurs de solide soutien dans la perspective d’un regain de croissance de l’économie, des bénéfices et de la productivité, dans le positionnement prudent des investisseurs et dans le niveau toujours élevé des liquidités circulant dans l’ensemble de l’économie. Il est fort possible que nous nous trouvions à l’aube d’importantes rotations sur les marchés, qui pourraient même être accrues dans les secteurs susmentionnés et, de manière générale, dans les Supertrends offrant une bonne visibilité en termes de bénéfices et affichant des valorisations modérées. Nous poursuivons notre stratégie de placement actuelle, n’ayant aucune raison majeure de la modifier dans un sens ou dans l’autre.

 

1 Source: Bloomberg
2 L’enregistrement de la table ronde est publiée ce jour sous la forme d’un podcast sur le site web de l’Aspen Institute et sur les plateformes de podcast.
3 Si des études du Credit Suisse telles que celle-ci vous intéressent, veuillez vous adresser à votre conseiller.
4 ESG correspond aux facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (Environmental, Social and Governance).

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