Sic transit gloria mundi – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Les investisseurs feraient peut-être mieux d’analyser plus en profondeur les véritables limites de la croissance plutôt que les conférences de presse des banques centrales.

«Ainsi passe la gloire du monde» – cette citation historique aux origines diverses rappelle le caractère éphémère des biens terrestres. Et de nombreux épargnants craignent précisément le caractère éphémère de leur argent à tel point qu’ils réagissent comme des biches effarouchées au moindre signe de renchérissement. Pourtant, les récents pics d’inflation enregistrés aux États-Unis n’ont suscité qu’un haussement d’épaules. Que cache cette réaction? Les fluctuations actuelles des prix ne seraient-elles pas imputables à de réelles pénuries plutôt qu’à la monnaie hélicoptère? Les problèmes d’approvisionnement, qui ne se limitent pas aux semi-conducteurs, font grimper les cours. La sécheresse record en Californie et en Corée du Sud est également la cause d’une montée en flèche des prix des denrées alimentaires à travers le globe. Les investisseurs feraient peut-être mieux d’analyser plus en profondeur les véritables limites de la croissance plutôt que les conférences de presse des banques centrales. L’industrie alimentaire mondiale constitue un exemple: nous examinons, dans une étude détaillée, les défis et les opportunités se présentant dans ce secteur.

1. Le spectre de l’inflation: calme trompeur sur le marché des capitaux?

Comme les chiffres publiés la semaine dernière l’attestent, l’indice des prix à la consommation (IPC) aux États-Unis a gagné 5% en mai par rapport au même mois de l’année précédente, signant ainsi sa plus forte hausse depuis 2008. L’inflation de base, pourtant moins volatile, a même affiché l’augmentation la plus importante depuis trente ans. Mais ce qui est réellement étonnant, c’est le fait que, contrairement à de nombreuses prévisions, les rendements du marché américain des capitaux ont chuté après la publication de ces chiffres, tandis que les cours boursiers se sont élevés. «Qu’est-ce qui ne tourne pas rond ici?» s’interrogent de nombreux investisseurs. Ce calme paradisiaque est-il trompeur?

Voici trois commentaires à ce sujet:

  1. Normalement, les marchés financiers ne se trompent pas. Les investisseurs doivent partir du principe que ceux-ci ont de bonnes raisons de réagir par un simple haussement d’épaules. Il est évident que ces marchés considèrent l’inflation américaine comme étant limitée et passagère, une opinion que partage également la House View du Credit Suisse.
  2. Si l’inflation observée dans les pays développés découle plutôt de pénuries enregistrées dans l’économie réelle que de la politique monétaire de nos banques centrales, les investisseurs devraient analyser ce phénomène de manière approfondie eux aussi. Notre toute dernière étude sur l’industrie alimentaire mondiale expose les résultats d’une telle analyse.
  3. Il est néanmoins évident que les marchés des capitaux traversent actuellement une période paradisiaque. L’indice Goldman Sachs des conditions financières aux États- Unis, qui reflète le coût et la disponibilité des capitaux, a signé la semaine dernière également un record absolu depuis sa création il y a quarante ans (voir le graphique 3).

Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs? Trois graphiques sont plus éloquents que de longs discours.

1. Hausse mondiale des prix des denrées alimentaires

L’évolution des prix des denrées alimentaires constitue actuellement un catalyseur temporaire de l’inflation (voir le graphique 1). Mais aucune banque centrale au monde ne peut contrer sa cause: en effet, la planche à billets n’est pas en mesure de pallier le manque d’eau douce en Californie et en Asie du Nord.

2. Les matières premières renchérissent elles aussi

Les prix de l’énergie ou encore des matériaux de construction sont également montés en flèche (voir le graphique 2). Sur les marchés des matières premières néanmoins, on se plaît à dire: «La meilleure protection contre les prix élevés, ce sont les prix élevés». En effet, les nombreux sites de production qui ont été fermés pendant la crise vont bientôt rouvrir. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons abandonné notre surpondération jusqu’ici fructueuse des matières premières de l’indice mondial, car celui-ci ne devrait pas progresser beaucoup plus.

3. L’expulsion hors du paradis est-elle imminente?

Les records donnent aussi l’occasion de faire une pause, de réfléchir et de tourner le regard vers l’avenir. L’évolution en cours se poursuivra-t-elle? Le point optimal a-t-il été atteint? Quelle est la bonne stratégie à adopter en vue des développements futurs?

2. Les facettes de la dépréciation monétaire: ce que le raid de Napoléon nous apprend

La Caisse de pension bernoise a récemment publié une rétrospective1 intitulée «L’or, les gendarmes et 100 ans de la Caisse de pension bernoise» qui mérite d’être lue. On y découvre notamment l’extraordinaire prospérité de la République de Berne, dirigée par des patriciens, dont les quelque 200 caves permettaient de dire à la fin du XVIIIe siècle que si Venise était construite sur l’eau, Berne l’était sur le vin. Mais aucune histoire n’est épargnée par les coups du sort. Souvent, ceux-ci affectent également la prospérité et les prix à la consommation. Lorsqu’en 1798, Napoléon et ses soldats pillèrent le trésor de Berne d’une valeur estimée à 22 millions de francs suisses, qu’ils burent son vin, qu’ils ramenèrent l’ours à Paris et qu’ils introduisirent ensuite le «Franc de Suisse» dans toute l’Helvétie, la période de vaches maigres commença, même si la joie de l’empereur à la vue du butin fut probablement de courte durée. En effet, quatre mois après ce raid, l’amiral britannique Nelson coula sa flotte au large de l’Égypte et, avec elle, le trésor bernois, qui disparut ainsi pour la seconde fois selon la légende. «Vite gagné, vite perdu.» Aujourd’hui, l’or à lui seul vaudrait environ 23 fois plus qu’en 1798.

L’adoption de la Constitution fédérale en 1848 et l’instauration du franc comme monnaie unique n’améliorèrent guère la situation économique précaire. La Suisse resta une province monétaire de la France, ce qui affaiblit le franc, fit augmenter le prix de nombreuses denrées alimentaires de base et pesa sur la population. L’inflation a de nombreuses facettes, comme le montre notre passé mouvementé, et elle fait souvent son apparition lors de bouleversements historiques. Le graphique 4 illustre l’évolution sur cent ans des prix du pain, du vin et du fromage en Suisse, et il montre les qualités (limitées) de l’or ou de l’argent dans leur rôle de compensation de valeur.

Comment se protéger

Il n’y a aucun doute: à long terme, ce sont les actions qui offrent la meilleure protection contre l’inflation (voir le graphique 5). Ceux qui ont du temps investissent dans cette classe d’actifs. Ceux qui n’ont pas de temps restent liquides. Et ceux qui n’ont pas d’argent n’investissent pas. Depuis 1921, on estime que les prix à la consommation en Suisse ont été multipliés par six, la valeur des obligations de la Confédération helvétique par 50 et celle des actions suisses par 1410. Tout est une question de perspective.

3. Les limites de l’industrie alimentaire: ce qu’elles signifient pour les investisseurs

Le prix réel de notre alimentation

Regardons au-delà des marchés financiers. La semaine dernière, le Credit Suisse Research Institute a publié une étude importante sur l’industrie alimentaire mondiale2. Ce secteur a repoussé les limites de la croissance socio-économique, mais se heurte également à certaines barrières, notamment écologiques. Bien que la population mondiale soit passée de deux à près de huit milliards de personnes au cours du siècle dernier, cette progression induit aussi des problèmes tels que la malnutrition, la dénutrition ou des habitudes alimentaires malsaines. En outre, on estime que le système alimentaire mondial est responsable d’un quart de nos émissions de gaz à effet de serre. C’est l’un des principaux moteurs de la consommation et de l’utilisation de ressources limitées comme l’énergie, l’eau douce et les terres.

Au XXIe siècle, les êtres humains, leur économie et la planète peuvent être considérés comme étant moins indépendants les uns des autres qu’ils ne l’ont jamais été auparavant. Comme l’industrie alimentaire nous nourrit, nous avons besoin d’une production plus durable d’aliments sains pour un nombre croissant de personnes. Les consommateurs, l’économie, la politique, la recherche et la technologie peuvent apporter des solutions déterminantes à cet égard: il est possible et nécessaire de produire de meilleurs aliments tout en réduisant l’empreinte environnementale. Étant donné que les ressources du globe sont limitées et qu’il n’existe aucune planète de substitution, les pays riches ne pourront pas conserver indéfiniment leurs habitudes alimentaires. Actuellement, quelque deux milliards de personnes vivent dans ce qu’on appelle l’insécurité alimentaire. En d’autres termes, elles ne savent pas le matin si elles auront assez à manger le soir, alors que près de trois milliards de personnes sont en surpoids, soit deux fois plus qu’en 1975. Bien entendu, les causes de ce phénomène ne sont pas uniquement liées à l’industrie alimentaire, mais aussi aux conditions socio-économiques, à l’éducation, à la localisation et au climat. Une mauvaise alimentation affecte la qualité de vie et les capacités des personnes concernées. Elle est également à l’origine de la spirale haussière des coûts dans le domaine de la santé. Aux États-Unis, plus de 10% de la population souffre de diabète et près de la moitié des adultes ont une tension artérielle élevée. Ces deux problèmes sont essentiellement liés à l’alimentation. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que la malnutrition sous toutes ses facettes coûte l’équivalent de 12'200 milliards de francs suisses par an dans le monde. Notre dernière étude confirme ces estimations. Par exemple, ce montant correspond à quelque 15% du PIB mondial annuel ou à la quasi-totalité du PIB annuel de l’Union européenne! Une telle évolution ne peut pas se poursuivre indéfiniment.

Néanmoins, ce n’est pas seulement une alimentation trop abondante, insuffisante ou inadaptée qui est néfaste. Le gaspillage et l’intensité d’utilisation des ressources aggravent le problème. Quelque 30% des aliments produits dans le monde sont perdus au cours de la production ou du transport, mais aussi chez le consommateur. Bien sûr, le gaspillage est un phénomène spécifique aux économies riches, et il pourrait être évité sans dommage dans la plupart des cas. L’addition des émissions de CO2 provenant uniquement des aliments gaspillés donne un chiffre correspondant au volume d’émissions de la troisième plus grande économie du monde.

Quelque 70% des prélèvements d’eau douce dans le monde sont imputables à l’agriculture. Une grande partie de cette eau est transportée ou dessalée pour un coût énergétique considérable, en particulier sur les continents les plus peuplés du monde. Mais la consommation d’eau et l’exploitation intensive des terres qu’exige la production de viande, de fromage ou d’oeufs sont bien plus importantes que pour la culture de la plupart des aliments d’origine végétale. Par exemple, la production d’un kilogramme de fromage ou de viande bovine nécessite en moyenne 40 m2 de terre, près de 40 litres d’eau et dégage 40 kilogrammes de CO2. À titre de comparaison, il faut environ cinq fois plus de ressources naturelles pour produire un litre de lait de vache qu’un litre de lait de soja. En outre, l’utilisation d’engrais azotés à forte intensité de carbone a été multipliée par neuf dans le monde depuis 1961. La charge en résultant pour les sols et le climat ne cesse de croître.

Le tableau 1 montre l’intensité d’utilisation des ressources (sols, émissions, eau) pour diverses denrées alimentaires.

Pour remédier à cette situation, il n’est pas nécessaire que les États imposent des modes de vie et des régimes alimentaires individuels. Aujourd’hui, comme le montre le rapport à partir de nombreuses études de cas, l’économie et la société peuvent d’ores et déjà prendre d’importantes mesures pour promouvoir une agriculture et une alimentation plus durables. Le fait que le succès économique et le développement durable ne sont pas incompatibles est illustré notamment par le «Food Sustainability Index» (indice de durabilité alimentaire) par régions présenté par le tableau 2, dans lequel (à la surprise peut-être de certaines personnes critiques) l’Amérique du Nord reçoit la meilleure note globale alors qu’elle figure parmi les plus mauvais élèves du monde en termes de gaspillage et d’habitudes alimentaires.

Les défis exigent des solutions

L’étude réalisée par le Credit Suisse Research Institute brille par la richesse de ses détails, décrivant avec précision des idées, des technologies et des entreprises innovantes, qui remportent des succès économiques avec des modèles commerciaux durables. Le tableau 3 donne une vue d’ensemble de technologies prometteuses. Cette vaste publication les illustre par des études de cas concrets et donne des conseils aux investisseurs.

Voici quelques exemples:

  • L’étude estime que l’«agriculture verticale» pourrait couvrir quelque 80% de la demande alimentaire dans les villes. Ce type de production serait plus proche des consommateurs (moins de transport), moins cher et plus durable que les procédés traditionnels.
  • Les capteurs, les systèmes de guidage automatisés et l’intelligence artificielle sont susceptibles d’accroître la productivité agricole mondiale de 70% d’ici à 2050.
  • Grâce aux méthodes de biologie moléculaire, il est aujourd’hui possible de produire en laboratoire des aliments d’origine animale.
  • Des procédés innovants tels que l’«aéroponie», l’«hydroponie» et l’«aquaponie» permettent de cultiver des plantes dont le rendement par surface au sol est 390 fois supérieur à celui d’aujourd’hui et dont la croissance est beaucoup plus économe en eau. Dans certaines grandes villes asiatiques, ces technologies et les entreprises qui les mettent en oeuvre sont déjà sur la voie du succès.

Implications pour les investisseurs

  • Le progrès est généralement le résultat du cumul de nombreuses petites améliorations.
  • Le potentiel du marché en ce qui concerne l’amélioration de la durabilité dans l’industrie alimentaire mondiale est important et continue de croître. En effet, comme le nombre d’habitants sur la planète et leur pouvoir d’achat augmentent, la nécessité d’opérer des renversements de tendance est incontestable.
  • La meilleure façon d’investir dans ces évolutions est de recourir aux placements thématiques. Les entreprises privées, non cotées en bourse, sont souvent intéressantes elles aussi.

 

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