Quelle est la valeur d’un (indice de) prix?

Martin Neff, Raiffeisen

4 minutes de lecture

Seule une vue d’ensemble permet d’estimer si l’évolution des prix mesurée représente une vraie tendance ou simplement une fluctuation fortuite dans le cadre de l’incertitude statistique.

Personne n’est indifférent à la situation du marché immobilier. Tout le monde est en effet concerné par les évolutions sur ce marché, que ce soit en tant que locataire ou propriétaire. L’immobilier représente de loin la part la plus importante du patrimoine des ménages suisses et les frais de logement sont le principal poste de dépenses dans le budget moyen d’un ménage. Il n’est donc guère surprenant que tous prêtent une attention particulière à ce sujet quand il est abordé.

Le public absorbe avec avidité toutes les informations nouvelles sur les dernières évolutions du marché immobilier. Les médias se précipitent toujours sur presque toutes les nouvelles publiées par pratiquement n’importe qui et ont ainsi la quasi-certitude de générer les clics tant convoités – la principale devise à l’ère numérique. Qualité de l’information? Elle ne fait l’objet d’aucune vérification ni d’aucun examen critique. Teneur de l’information? Sans importance, pour peu que l’histoire soit succincte, racoleuse et si possible facile à comprendre.

La mesure de l’évolution des prix de l’immobilier est sans doute l’exemple le plus parlant pour illustrer la lutte pour attirer l’attention sur l’analyse du marché immobilier. En la matière, les sociétés de conseil, banques, start-up, portails immobiliers, courtiers en hypothèques et universités se livrent chaque fois à une lutte acharnée mais fugace pour attirer l’attention du public. La mesure de l’évolution des prix des transactions de l’immobilier résidentiel est considérée comme la discipline reine par la branche. Car à la différence des prix de l’offre, les prix des transactions mesurent les prix de l’immobilier effectivement payés et constituent donc un agrégat précieux de l’offre et de la demande.

Depuis des années, un grand nombre d’indices informent sur l’évolution des prix des transactions pour des maisons individuelles et de la propriété par étages à un rythme trimestriel. Les plus connues et les mieux établies de ces séries de prix sont fournies par les grandes sociétés de conseil immobilier Wüest Partner, CIFI et Fahrländer. Mais Raiffeisen publie également depuis 2016 son propre indice des prix des transactions reconnu. La ZKB régionalise de tels indices sur le marché zurichois et désormais l’Office fédéral de la statistique (OFS) se fait également entendre dans ce domaine.

Dans de nombreux médias, la publication de chaque nouveau taux de variation des prix de chaque éditeur d’indice donne lieu à un article dédié chaque trimestre. Quel est le problème? Les chiffres publiés par ces organismes réputés diffèrent parfois fortement, bien qu’ils mesurent plus ou moins la même chose. Ainsi, il arrive parfois qu’un média annonce trois taux de hausse des prix différents pour un même trimestre en l’espace de quelques jours. Ni les rédacteurs ni les lecteurs ne semblent remarquer ces contradictions. Le flash d’hier est depuis longtemps oublié aujourd’hui, compte tenu du flot d’informations qui se déverse sur nous. Même les différents signes arithmétiques sont victimes de cette frénésie et ne suscitent aucune interrogation.

Il y a tant d’indices et les explications possibles de ces différences dans la dynamique des prix qu’ils mesurent sont également si nombreuses. Chaque fournisseur d’indices dispose de son propre pool de données de transactions de gré à gré qu’il couve à l’instar d’un trésor. Faute de banque de données centrale, aucun n’a accès à l’ensemble des achats de logements en propriété. Chaque fournisseur ne mesure donc toujours que l’évolution des prix d’une fraction de toutes les transactions.

D’autres biens immobiliers se négocient en outre d’un trimestre à l’autre. Et comme un indice des prix n’a pas pour objectif de mesurer les différences de qualité des logements en propriété (p. ex. emplacements, surfaces et niveaux d’aménagement différents) mais vise à saisir la tendance des prix sous-jacente, la qualité doit à chaque fois être rectifiée à l’aide de modèles statistiques complexes et d’un grand nombre de variables. Chaque fournisseur utilise son propre modèle et est bien sûr convaincu qu’il est meilleur que ceux de la concurrence. Il n’existe pas non plus de pratique homogène concernant les modalités de conception d’un indice à partir de données et de la rectification de leur qualité. Paasche, Laspeyres ou Törnqvist, quel est finalement le meilleur indice? Chacun privilégie une méthode différente pour concevoir un indice. Et c’est ainsi que les indices ne mesurent pas tous exactement la même chose, mais tout au plus à peu près la même chose.

A cela s’ajoute toujours une certaine incertitude statistique qui résulte de la taille limitée de l’échantillon des ventes immobilières disponibles chaque trimestre. Malgré ces incertitudes, tous les fournisseurs ne publient toujours que des estimations ponctuelles. Et ce volontiers avec des chiffres après la virgule. On suggère ainsi au public une précision et une certitude qui n’existent pas sous cette forme dans la mesure des prix de l’immobilier. Les intervalles de confiance de l’estimation des valeurs de l’indice, une mesure des incertitudes statistiques, sont souvent si larges que même la modification du signe arithmétique du changement de prix se situe dans la fourchette habituelle de l’incertitude statistique. Mais de telles relativisations sont bien sûr passées sous silence lors de la communication de la dynamique des prix. Elles contredisent le besoin actuel du public qui réclame des messages brefs, marquants et explicites. Mais je pense qu'il est également important, au vu de notre propre construction d'index, de procéder à de telles relativisations. Il faut aussi voir les limites de la construction et pas seulement la valeur brute.

La Confédération qui s’est longtemps fiée à ces indices établis par des organes privés faute de disposer de ses propres données et modèles avait sans doute une autre explication des différences entre les indices de prix. Eu égard aux séries de prix souvent très différentes, elle a quand même fini par supposer que les organes privés étaient dépassés par la mesure des prix ou simplement incapables. Une sorte de défaillance du marché, en quelque sorte. L’Etat a donc dû prendre les choses en main afin de les corriger. Après plusieurs années de développements intensifs et coûteux et la mise en place complexe d’un pool de données auquel les 25 plus grandes banques doivent fournir les données de transactions de leurs financements immobiliers, l’Office fédéral de la statistique (OFS) a publié pour la première fois son indice des prix de l’immobilier résidentiel en 2020. Cet indice officiel s’ajoute depuis à la multitude des séries de prix privées mentionnées. On ne peut pas dire que cet indice officiel ait beaucoup contribué à clarifier la question de l’évolution réelle des prix. A présent, il existe simplement un point de données supplémentaire dont les médias peuvent rendre compte. L’évolution réelle des prix de l’immobilier résidentiel reste toutefois au moins aussi floue qu’avant, même après l’intervention de l’Etat.

Quelques exemples? Alors que l’OFS annonçait une baisse significative des prix de la propriété par étages de -1,2% au premier trimestre 2020, tous les autres fournisseurs d’indices évoqués affichaient une hausse des prix. Wüest Partner signalait même une hausse de 2,2%. Une solide différence de 3 points de pourcentage en un seul trimestre. Pour un logement en propriété moyen, cela représente près de 30’000 francs, eu égard au niveau de prix actuel, c’est donc loin d’être négligeable. Il ne faut évidemment pas surinterpréter de telles variations trimestrielles, compte tenu de l’incertitude statistique mentionnée. Parfois les valeurs s’équilibrent au fil du temps et les indices se rapprochent sur un horizon prolongé. Mais même si l’on considère des périodes plus longues, certaines interrogations subsistent néanmoins. Ainsi, l’indice des prix de la propriété par étages de Fahrländer a progressé de près de 23% depuis début 2019. L’indice correspondant de CIFI n’affiche en revanche qu’une variation des prix de 14%. Qui a raison en définitive? Personne n’a évidemment la réponse et ne l’aura jamais. C’est ainsi que tous les fournisseurs d’indices continueront de publier leurs indices, considéreront que le leur est le meilleur et auront l’assurance de susciter l’attention des médias.

L’indicateur que constitue l’indice des prix des transactions n’est cependant pas totalement inutile, malgré toutes les différences et incertitudes. Car tous les indices sont au moins d’accord sur une chose, à savoir l’évolution générale de la dynamique des prix au cours des dernières années. Le fait de savoir que les prix de l’immobilier résidentiel ont fortement augmenté ces dernières années constitue une information précieuse pour le marché, que l’on peut considérer comme acquise eu égard à l’unanimité des avis. Il ne faut en revanche surtout pas surinterpréter les annonces trimestrielles concernant l’évolution des prix de l’immobilier des différents fournisseurs d’indice lors de l’analyse du marché. Les anomalies concernant ces valeurs trimestrielles sont tout au plus un indice de l’intérêt qu’il y a à scruter le marché d’un peu plus près. Comme pour tous les indicateurs économiques, les prix de l’immobilier ne permettent d’apprécier la situation du marché qu’en combinaison avec de nombreuses autres données. Seule une vue d’ensemble permet d’estimer si l’évolution des prix mesurée représente une vraie tendance ou simplement une fluctuation fortuite dans le cadre de l’incertitude statistique. La prudence est donc de mise au cas où une baisse des prix serait de nouveau annoncée...

Dans cet esprit, je vous souhaite ainsi qu’à vos proches de joyeuses fêtes et une bonne année, dont j’espère personnellement qu’elle sera synonyme d’un peu plus d’ennui. Les dernières années ont tout simplement été trop mouvementées! Nous nous retrouverons le 4 janvier 2023.

A lire aussi...