Ora et labora – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

Le moment est opportun de dresser un bilan, en particulier en ce qui concerne les marchés boursiers, les cours et les valorisations.

La rentrée scolaire de lundi prochain dans de nombreuses régions marque aussi un certain retour à la normalité. Le moment est donc opportun de dresser un bilan, en particulier en ce qui concerne les marchés boursiers, les cours et les valorisations. Nous vous informons également des décisions les plus récentes du Comité de placement du Credit Suisse. En outre, nous retraçons brièvement une traversée en vélo estivale des pays du Benelux, où nous avons découvert bien des choses sur la mondialisation dans de vieux monastères (bénédictins) et des métropoles historiques du commerce, ainsi que sur la plus grande scène brassicole du globe.

1. Marchés boursiers, cours et valorisations

Les semaines d’été se sont révélées bonnes pour notre stratégie de placement. Nos surpondérations en Asie et dans le secteur de la technologie ont contribué à la performance tout comme celles que dans les matières premières. Alors que le dollar américain (sous-pondéré dans notre stratégie) a chuté à 91 centimes suisses, l’or a gravi de nouveaux sommets. Bien que la dépréciation du billet vert ait assombri la hausse du métal jaune pour les investisseurs helvétiques, nous avons réussi à atténuer ce rapport inverse en couvrant le dollar au sein de nos portefeuilles. Toutefois, pour ceux qui disposent de beaucoup de liquidités, opérer de nouveaux placements comporte des incertitudes étant donné le niveau élevé des cours. Cette semaine, on m’a souvent demandé quel était le bon moment pour acheter. Voici trois réflexions à cet égard.

Hamlet et cours d’achat

Le célèbre dilemme de Hamlet «Être ou ne pas être» peut s’interpréter de la manière suivante pour les investisseurs: c’est souvent le cours d’achat qui décide du succès ou de l’échec d’un placement. Mais attention: les détails revêtent de l’importance ici aussi. Si la durée de détention du placement est courte, le cours d’achat est statistiquement peu pertinent pour le rendement. Mais plus elle augmente, plus le prix d’acquisition prend de l’importance en termes de performance. Autrement dit, un placement bon marché peut parfois le rester deux ans plus tard. Mais si l’analyse initiale de la valeur est correcte, le cours du placement devrait atteindre réellement la valeur intrinsèque à long terme – et l’attente peut parfois sembler très longue. Lorsque l’horizon de placement est éloigné, un prix d’achat avantageux est donc réellement déterminant pour le rendement total.

Néanmoins, comme la plupart des titres des clients privés sont détenus moins de deux ans, l’importance du cours d’achat est souvent surestimée. Cela ne doit aucunement discréditer une analyse approfondie de la valeur, mais la relativiser.

Comme souvent, il est donc important de comprendre non seulement les principes, mais aussi les détails de la gestion des actifs.

Dans ce contexte, examinons brièvement la valorisation actuelle de l’indice S&P 500. La question qui se pose est la suivante: aujourd’hui, les investisseurs devraient-ils investir au-dessus ou au-dessous de leur pondération stratégique des actions ou s’en tenir à celle-ci? Les graphiques 1 et 2 donnent a priori deux réponses contradictoires. Le graphique 1 révèle que le ratio cours/bénéfice (PER) actuel de 22,1 de l’indice S&P 500 est le plus élevé jamais enregistré depuis la bulle Internet du tournant de siècle.

La moyenne historique du PER s’établit à 15. Néanmoins – et c’est là que réside la principale différence – le rendement sans risque des obligations d’État américaines atteint le niveau appréciable de 6% en moyenne historique. Or, il est nul aujourd’hui.

Dans ce contexte, le cours des actions (TINA = «There is no alternative», il n’y a pas d’alternative) est-il cher, équitable ou avantageux? Peut-être qu’un PER de 30 ou même de 50 serait équitable dans cette nouvelle normalité de taux zéro? Qui sait? Quoi qu’il en soit, le modèle d’évaluation de la Réserve fédérale américaine (Fed) parvient à la conclusion que les actions sont actuellement sous-valorisées par rapport aux obligations, comme l’illustre le graphique 2:

Nous pouvons tirer trois conclusions de ces deux graphiques.

  1. Déterminer aujourd’hui si les actions sont bon marché ou chères est une fois de plus une question de perspective. D’un point de vue historique, elles semblent chères. Mais en comparaison des taux d’intérêt actuellement nuls, elles sont avantageuses.
  2. Le modèle d’évaluation de la Fed souvent cité est intéressant, mais en y regardant de plus près, on se rend compte qu’il ne se prête guère aux prévisions. Ce qui est plus pertinent, c’est le fait que les primes de risque des actions sont élevées, que le volume de liquidités des investisseurs à travers le monde n’a jamais été aussi important et que, pour la première fois depuis 1954, le S&P 500 verse un rendement en dividendes supérieur à celui des obligations d’État américaines à 10 ans.
  3. Enfin, l’horizon de placement compte autant que la question de la valorisation.

Le Supertrend reste pertinent

Avant les vacances, j’ai déjà précisé que les FANG (Facebook, Amazon, Netflix, Google/Alphabet), c’est-à-dire les géants boursiers de notre époque, constituaient une classe d’actifs à part entière à bien des égards et qu’ils portaient sur leurs épaules de nombreuses entreprises, lesquelles tirent profit de leurs plates-formes numériques. En outre, leur énorme capacité de rendement explique également les valorisations de leurs titres. Néanmoins, leur essor spectaculaire rappelle certains souvenirs de la bulle Internet de 2000. L’effondrement de 80% enregistré par le NASDAQ à l’époque pourrait-il se répéter?

C’est improbable, comme l’a exposé cette semaine notre Chief Investment Officer mondial, Michael Strobaek, de manière convaincante car, contrairement aux start-ups de la bulle Internet du tournant de siècle, les FANG dégagent aujourd’hui d’énormes rendements et sont financièrement très solides. Par exemple, la notation AAA de Microsoft est supérieure à celle de l’État américain, et le rendement en dividendes de cette entreprise est supérieur à celui des emprunts souverains du pays. Les FANG ont vu leurs valorisations progresser de 15% par an, contre 23% pour le NASDAQ à l’époque. Ils peuvent être fiers de leur PER moyen de 33, mais celui-ci paraît modeste en comparaison de ceux des années 2000 ou des actions «Nifty Fifty» en 1974. À noter également que les rendements du marché des capitaux s’élevaient à 6% en 2000 et même à 12% en 1974. Du point de vue de la mathématique financière, les taux d’intérêt proches de zéro laissent envisager aujourd’hui une forte augmentation des valorisations. Enfin, les géants actuels de la technologie tirent directement profit de la numérisation de presque toutes les activités au service de la distanciation sociale. C’est ce qui nous incite à maintenir notre surpondération du Supertrend «La technologie au service de l’être humain», laquelle se révèle judicieuse depuis plusieurs années.

Croissance et valeur: une contradiction?

La valorisation des actions technologiques est directement à l’origine de la forte surperformance de la stratégie axée «croissance» par rapport à l’approche traditionnelle privilégiant les titres de «valeur». Le graphique 3 montre clairement pourquoi certains se demandent si cet envol ressemble à celui d’Icare.

Une fois de plus, nous privilégions une approche équilibrée. La hausse des titres de croissance n’affiche nullement la fragilité d’un château de cartes. Elle s’explique plutôt par l’énorme augmentation des bénéfices, le changement structurel lié à la progression du numérique, ainsi que le niveau étonnamment raisonnable des valorisations. En outre, le fait que de nombreux investisseurs se tournent de plus en plus vers les indices renforce la demande d’actions des poids lourds bien connus entrant dans la composition de ceux-ci.

Il ne faut néanmoins pas négliger les bons titres de valeur. Il ne s’agit pas de choisir entre deux styles de placement mais d’exploiter leurs complémentarités. Par exemple, les importants rendements en dividendes des actions allemandes ou du secteur financier et des biens de consommation de base assurent une solide diversification au sein d’un portefeuille, même si les cours de ces titres stagnent.

2. Belgique, bière et benedictus

Ces trois dernières semaines, c’est avec des vélos lourdement chargés que nous avons parcouru les pays du Benelux en famille, après être passés par Strasbourg. Notre itinéraire nous a fait traverser les forêts des Ardennes et longer des canaux pittoresques en Flandre jusqu’à la ville trépidante de Rotterdam, la deuxième métropole des Pays-Bas, qui est dotée du plus grand port d’Europe. Notre périple a suivi un fil conducteur tout à fait individuel: i) découvrir le berceau de la culture européenne de la bière, que nous avons ii) trouvé en Belgique dans les monastères trappistes vieux de plusieurs siècles tels que ceux de Rochefort, Orval, Scourmont ou encore Westvleteren, et iii) visiter des villes qui ont marqué l’histoire européenne. La puissance de cette ancienne plaque tournante du commerce, de la production, de la culture et du diamant en Flandre est un point essentiel à bien saisir si l’on veut comprendre l’Europe d’aujourd’hui, tout comme l’héritage culturel des monastères et de leurs moines (Trappistes) qui vivent selon la règle de Saint Benoît (480 - 547). Ce sont là quelques plaisirs tangibles de cette randonnée à vélo effectuée sous un soleil radieux. Je voudrais exposer brièvement ici trois réflexions tirées de ce périple estival.

De la valeur de la mondialisation

La splendeur des bâtiments civils et religieux de Flandre, que nous avons pu visiter sans les flux habituels de touristes à Tournai, Courtrai, Ypres, Bruges, Gand, Louvain, Malines et Anvers, témoigne de la grande prospérité que le commerce et les échanges internationaux ont toujours apportée à ces différents centres. Toute personne qui investit aujourd’hui dans la mondialisation de demain devrait donc tenir compte de cette expérience.

Durant le «Siècle d’or» (à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles), la Flandre actuelle, qui était alors le haut lieu et le centre de l’économie et de la culture des Pays-Bas espagnols (sic) sous la domination des Habsbourg, a grandement tiré profit de la mondialisation de l’époque. Aujourd’hui, il ne reste pas grand-chose de cet âge d’or. Aucune démocratie européenne n’a su se débrouiller aussi longtemps sans gouvernement que ce petit pays trilingue de la mer du Nord. La médiocre position de la Belgique (22e) dans le classement de la compétitivité mondiale (réalisé par le Forum économique mondial) est à la fois la cause et la conséquence de sa participation décroissante à la mondialisation.

Nous voyons donc que la question de l’avenir et des leviers de la mondialisation a toujours joué un rôle crucial pour les investisseurs, et elle est aujourd’hui plus brûlante que jamais. La Belgique n’a pas grand-chose à perdre face aux défis actuels de la mondialisation étant donné son introspection économique et la sécurité relative de ses emplois au sein de l’administration européenne. En comparaison, la Suisse est confrontée à des enjeux beaucoup plus importants. En effet, elle doit défendre de précieuses positions de leader en termes de mondialisation et de compétitivité. Le déclin de la splendeur de la Flandre nous rappelle que de telles positions sont éphémères. Il faut donc les consolider en permanence par le biais d’une bonne gouvernance, de conditions cadres attrayantes et d’une participation judicieuse au commerce international.

Sur la trace des Bénédictins

Dans notre quête du berceau de la culture brassicole européenne, nous avons bien entendu suivi la route de la «bière trappiste» belge, riche d’une longue tradition. Les célèbres abbayes du pays sont non seulement des havres de silence, mais aussi des lieux d’une intense activité: conformément à la règle bénédictine «Ora et labora» (prie et travaille!), on y brasse une excellente bière qui rencontre un grand succès tout en servant une bonne cause. À l’occasion de ces étapes, j’ai lu le magistral récit de voyage de Paolo Rumiz «Il filo infinito – Viaggio alla radici d’Europa» (le fil infini – voyage aux racines de l’Europe), et je souhaite vous recommander cet ouvrage particulièrement perspicace1.

Rumiz, le plus célèbre écrivain italien de récits de voyage, décrit sa recherche des racines d’une Europe ouverte et tournée vers l’avenir et explique comment il les a trouvées dans les monastères trappistes du vieux continent, car le rayonnement spirituel de ces derniers, leur admirable «gouvernance» ainsi que leur productivité économique (agricole) ont diffusé les valeurs bénédictines et donc aussi européennes telles que le sens de l’intérêt général, la responsabilité, la liberté, la diligence et la dignité humaine, surtout pendant les périodes de crise du Moyen Âge. Depuis le début de celui-ci, les monastères ont promu la culture (notamment en raison de l’analphabétisme de la population), jouant ainsi un rôle décisif dans le développement de l’Europe, marqué par de nombreux conflits.

Aujourd’hui, l’Europe est confrontée à d’autres problèmes. Ses États membres sont divisés sur des questions importantes. Il semble néanmoins que l’ensemble de leurs valeurs communes ancrées dans l’histoire ne soit plus aussi controversé qu’il l’a peut-être été. Dans les meilleurs passages de son livre, Rumiz cite des réflexions inspirantes de ses interlocuteurs bénédictins à propos de notre époque et de l’avenir de l’Europe, proposant ainsi un changement de perspective bienfaisant, lequel nous laisse également songeurs devant les bâtiments administratifs transparents mais dépourvus de visage de l’UE à Strasbourg et à Bruxelles.

Peut-être l’Europe pourrait-elle tirer profit à bien des égards – sur les plans sociaux, (géo)politiques et économiques – d’un renouveau de ses valeurs identitaires qui ont conféré à son Union une grande partie de sa «puissance douce» dans le monde, un aspect qui revêt d’ailleurs de l’importance également pour les investisseurs en Europe et dans sa(ses) monnaie(s).

La bière belge

Voici deux réflexions, l’une subjective et l’autre objective, concernant le principal motif caché de notre randonnée à vélo.

  1. Réflexion subjective: la scène brassicole belge est non seulement la plus ancienne d’Europe, mais aussi et toujours la plus polyvalente. La gamme de ses bières et leur position culturelle sont uniques, et ce dans le monde entier. Partir sur la route de la bière en Belgique n’est donc pas une idée farfelue mais une expérience enrichissante.
  2. Réflexion objective: dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le plus grand brasseur du monde ait ses racines et son siège opérationnel en Belgique, dans la belle ville universitaire de Louvain. Les origines du groupe brassicole Anheuser-Busch Inbev, qui emploie 170 000 personnes et réalise un chiffre d’affaires de plus de 50 milliards de francs suisses dans le secteur de la bière (un tiers de la consommation mondiale), remontent à 1366. Néanmoins, les ventes, les bénéfices et la valeur actionnariale ne sont pas toujours congruents. Récemment, certaines micro-brasseries, tant là-bas qu’en Suisse, ont dégagé des rendements plus gratifiants que les géants de la branche pour les investisseurs, les employés et les amateurs de bière.

L’histoire du plus grand groupe brassicole du monde, vieille de plus de 600 ans, nous montre qu’une focalisation sur les compétences de base, une gestion durable des affaires et un profond enracinement culturel dans le marché national constituent des fondements féconds pour les entreprises performantes à long terme. Nous constatons également que la brasserie est une excellente activité soumise néanmoins à une rude concurrence et que beaucoup de bonnes choses sont sorties de la scène brassicole la plus intéressante d’Europe.

3. Décisions récentes du Comité de placement du Credit Suisse

Revenons à notre «Houseview». La crise de cette année a induit un revirement historique de la politique monétaire et budgétaire mondiale. Les décideurs concernés n’hésiteront pas à recourir à d’autres mesures encore en cas de nouvelles difficultés.

Bien que les actions affichent des cours supérieurs à ceux de mars, leurs primes de risque restent élevées et les investisseurs institutionnels n’en détiennent toujours pas assez dans leurs portefeuilles. Étant donné ce contexte, il serait mal avisé de les sous-pondérer. Notre surpondération des actions depuis le 25 mars a d’ailleurs porté des fruits. Face à l’augmentation des risques géo(politiques) et économiques, nous avons confiance en notre adaptation de la part des actions à un niveau «stratégique» et en leur surpondération sous-jacente en Asie, dans le secteur de la technologie et en Allemagne. Nous pensons tirer profit des corrections pour étoffer les positions et poursuivons sans changement notre stratégie de placement actuelle.

 

1 Paolo Rumiz, «Il filo infinito – Viaggio alla radici d’Europa» (en Italien), éditions Feltrinelli, 2019, 144 pages, ISBN B07JH2YJ23
Version allemande: «Der unendliche Faden – Reise zu den Benediktinern, den Erbauern Europas», éditions Folio, 2017, 240 pages, ISBN 978-3-85256-805-8

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