Quand instaurerons-nous enfin un indice national du bonheur?
Comment allez-vous aujourd’hui? Et comment alliez-vous début 2018 et fin 2018? Mieux qu’en 2017? Ce n’est pas si simple de répondre spontanément à ces questions, n’est-ce pas? Vous vous souvenez évidemment encore de l’année 2018. Après tout, cela ne fait pas si longtemps. Mais vous souvenez-vous encore que 2018 avait été une année particulière pour la Suisse au plan économique? C’était la deuxième meilleure année en dix ans, à l’aune du taux de croissance du produit intérieur brut. Et pas seulement du chiffre absolu, mais surtout du résultat par habitant. Les valeurs encore provisoires de la statistique officielle suggèrent une croissance de 2,2%. Il n’y a qu’en 2010 que cette valeur fut légèrement supérieure (2,3%), mais uniquement en raison de l’effet de base engendré par un revers massif en 2009. Toutes les autres années ont plus ou moins été des périodes de stagnation. Si je vous demande à présent si l’année 2018 a été pour vous une année particulière au plan économique, la plupart d’entre vous devez sans doute d’abord réfléchir pour ensuite admettre que vous ne vous en souvenez plus très bien. D’un point de vue statistique, on peut cependant estimer que la plupart des gens ont gagné un peu de prospérité en 2018. Je veux évidemment parler de prospérité mesurée en argent.
Si la plupart des Suisses et des Suissesses ne perçoivent même plus une année économique aussi bonne que 2018, cela est au fond plus significatif pour la prospérité en Suisse que le taux de croissance de 2,2%. Cette prospérité a apparemment atteint un niveau aussi proche du taux de saturation que les augmentations supplémentaires, même exceptionnelles, ne sont plus vraiment perçues. Il s’agit à vrai dire de bonnes nouvelles. Et pourtant, en matière d’économie tout tourne pratiquement de manière inchangée autour de la seule croissance (quantitative). Les analyses globales ignorent évidemment l’existence d’une grande dispersion. Ainsi, certaines personnes ont enregistré de forte baisses de revenus en 2018, alors que d’autres ont connu de fortes progressions. Et tout dépend bien sûr aussi du niveau sur lequel se fonde le calcul, mais de toute évidence, la Suisse se porte très très bien. Si bien que cela fait longtemps que nous n’évaluons plus seulement notre prospérité en fonction d’aspects matériels et que les faibles variations de notre revenu passe pratiquement inaperçues.
Au plan économique, la saturation est atteinte quand nous ne tirons plus d’avantage d’une consommation supplémentaire, voire que celle-ci nous nuit. Ce concept est facile à comprendre avec l’exemple de l’alcool. Un verre de vin a certainement son utilité quand on apprécie le vin. L’utilité supplémentaire ou marginale diminue cependant plus on consomme de vin. En théorie, mon comportement économique est rationnel si je bois au maximum jusqu’à ce que l’utilité marginale d’une quantité de vin supplémentaire consommée soit égale à zéro. Si je buvais davantage, je me sentirais mal, l’utilité marginale serait donc négative et l’utilité globale serait réduite. Ce concept de l’utilité marginale sert également de base à l’optimisation de notre panier de marchandises. Nous consommons autant de chaque chose jusqu’à ce la consommation supplémentaire d’un bien ou d’un service ne nous permette globalement plus de tirer d’utilité supplémentaire. Les personnes ayant différentes préférences, elles consomment aussi des paniers de marchandises différents. La décision de consommer ou d’épargner se fonde également sur des préférences et, partant, sur des réflexions concernant l’utilité marginale qui en découlent. Il en va de même quand nous avons le choix entre travail et loisirs.
Dans la vraie vie, nous ne sommes évidemment pas aussi rationnels que ne le laissent à penser les manuels d’économie et la microéconomie se base en partie sur des hypothèses irréalistes concernant nos habitudes de consommation. Le concept de saturation n’en est pas moins assez convaincant, notamment dans une perspective agrégée, dans le sens du collectif et non de l’individu. Dans un pays comme le nôtre, on comprend facilement qu’il se classe en première ligue dans toutes les comparaisons internationales de la prospérité mesurée en termes monétaires, que ce soit pour le revenu, la fortune ou le pouvoir d’achat. Ainsi que nous l’avons précisé, il se classe si haut que les augmentations exceptionnelles du revenu comme en 2018 passent majoritairement inaperçues.
La Suisse n’est toutefois pas seulement un îlot des rassasiés, mais aussi des bienheureux. Selon le «World Happiness Report», la Suisse occupe la sixième place dans la liste des pays les plus heureux du monde. A lui seul, l’argent ne fait certes pas le bonheur, comme nous le rappelle le proverbe, mais la prospérité matérielle et le bonheur semblent au minimum présenter une corrélation positive. Plus un pays est rassasié, moins l’argent n’a d’importance dans le bonheur ressenti. On le voit plus clairement en Suisse qu’ailleurs. Dans une enquête sur les espoirs personnels pour 2019, l’espoir de plus d’argent se classait dernier. Plus de sexe ou plus d’expériences romantiques ont pratiquement obtenu des valeurs similaires à celle de plus d’argent et a fortiori de plus de loisirs. La santé personnelle, un mariage heureux, la famille ou le partenariat se sont classés en tête. On peut en déduire que l’utilité marginale de l’argent est déjà très proche de zéro en Suisse. Des valeurs immatérielles gagnent en revanche en importance, des choses que l’on ne trouve pas dans le panier de marchandises individuel. La santé ou la famille, l’espérance de vie, le sentiment de sécurité, la liberté d’opinion, la confiance dans l’Etat et ses institutions, l’environnement intact, le bon fonctionnement des infrastructures, etc. Les Suisses et les Suissesses préfèrent espérer plus d’harmonie dans l’existence, plus de relations de qualité et de confiance, plus de plaisir avec des amis ou plus de tâches utiles et satisfaisantes que plus d’argent. Nous devrions donc plutôt mesurer la réussite économique en fonction du bonheur individuel que du revenu par habitant. Et pourtant, nous poursuivons nos mesures et calculons régulièrement si le revenu a augmenté ou diminué. Pourtant, nous ne percevons même pas une différence. Ce concept de la prospérité est vraiment obsolète. Quand instaurerons-nous enfin un indice national du bonheur? J’aurais un concept très simple, moins onéreux que n’importe quelle comptabilité nationale, plus précis et a fortiori plus actuel. Il suffirait d’une question récurrente posée chaque année: «Quel est votre degré de bonheur actuel?» Le résultat déboucherait sur un bonheur national brut, qui tiendrait également compte de valeurs immatérielles, au lieu de mesurer uniquement la satiété.
Ces deux prochaines semaines, je vais rassasier mon besoin d’air frais de la montagne. Vous me retrouverez la première semaine de mars.